Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/206

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tout entière gaspillée par la nature aussi négligemment que des pétales de fleurs au printemps. Combien de fois, depuis Goethe, n’a-t-il pas été dit que toute naissance suppose lamort d’une infinité d’êtres ; que vivre, engendrer et tuer sont même chose [1] ? « Wo wir hingreifen, greifen wir überall in das volle Verderben [2]. » La nature est cruelle et la civilisation est féroce. Toutes les choses humaines sont à ce point mêlées de rudesse, d’absurdité et de mensonge, il est si certain que nous sommes issus du crime, de la passion sauvage et de l’égarement, qu’il faut un grand courage pour oser vivre. Alors se développe cette forme de la moralité qui a pitié de toute existence. Mais à quoi sert cette pitié et cette joie de sacrifice ?

L’expérience individuelle enseigne qu’il y a un moyen de satisfaire le vouloir- vivre, de le tromper sur la douleur où il se consume éternellement, c’est de fixer son attention par l’hypnose des images. Ce que nous a appris l’analyse du rêve, de la perception, de la conscience et de la science, c’est que la joie ne vient que de la représentation. Celles-là parmi les images l’emportent dans la lutte pour la vie, qui nous procurent le plus de joie. Rêver, percevoir, connaître, ce sont des façons de plus en plus efficaces de nous procurer .des joies sûres. L’homme de vertu supérieure procède par une nouvelle généralisation. Iltente sur le vouloir universel le sortilège imagé qui a tant de fois mis fin à la souffrance individuelle. Il cherche à créer le spectacle qui puisse consoler à tout jamais le vouloir-vivre de l’univers. Il observe que la conscience claire elle-même laisse subsister l’antagonisme féroce entre les vivants et par conséquent n’arrache pas la racine de la douleur. L’image que laisse dans le sou-

  1. Grausamkeit und Wesen der Individuation, § 9. (W., IX, 153.)
  2. Lettre à Gersdorff, 28 septembre 1869 (Corr., I, 87).