Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/211

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ou artiste, ni l’état d’esprit rationnel ne suffisent à tous les événements. Le conflit entre l’esprit imaginatif et l’esprit d’abstraction n’aura jamais de fin. Éternellement les philosophes attaqueront les mythes, et ils le doivent. Car les philosophes surgissent au moment où les illusions qui avaient suffi un temps se déchirent au contact des réalités. Mais éternellement aussi la vie reprend ses droits. Elle ne se contente pas des négations. Elle crée de son fonds des illusions nouvelles auxquelles elle attache son bonheur, jusqu’à ce qu’une nouvelle philosophie, fille de l’expérience, la détruise. La grande mission historique de Socrate est de l’avoir montré. Ainsi jamais la mythologie ne sera déracinée. Elle renaîtra tant que subsistera une énergie vitale dans les hommes. Et inversement, peut-il y avoir jamais un dernier philosophe ? Ce serait le philosophe qui, ayant désigné du doigt l’illusion nécessaire, céderait la place volontairement à l’artiste au moment où il sentirait s’ouvrir une ère nouvelle de civilisation dominée par l’art [1].

En tout cas, cette éclipse de la philosophie ne serait que temporaire et toute relative. Elle se produirait le jour où la philosophie aurait reconnu laprimauté de la poésie et de l’art ; et pour cela il faut qu’il y ait un art et une poésie. Ou alors la disparition de la philosophie signifierait seulement que la critique de la vie n’a plus d’objet, parce que la vie va disparaître, et le dernier philosophe assis dans la solitude d’une terre destinée à se dépeupler, serait en réalité le dernier homme. Le seul affranchissement qu’il pourrait annoncer, serait la fin de la race humaine sous les étoiles impassibles et dans le silence des ruines [2]. Sommes-nous à la veille d’une

  1. Theoretische Studien, 1872, § 38. (W., X, 119.)
  2. Voir la lamentation d’Œdipe, le dernier homme. (W., X, 147.)