Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/214

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humanité en voie de naître contre l’humanité du passé. Comment l’art peut-il remplir cette srande mission de créer l’humanité à venir ? Pour le montrer, Nietzsche reprend par le menu l’analyse des procédés élémentaires qui rendent possible l’illusion de l’art.

2. Psychologie de l’art. — L’œuvre d’art, comme le rêve, est un groupe d’images reviviscentes et sélectionnées. Mais elle est un rêve qui dure. Nietzsche admet entièrement l’apologue de Pascal, renouvelé de Platon et de Descartes, sur l’impossibilité de distinguer de l’état de veille un rêve prolongé et cohérent. Or, pour l’artiste les images apparues en rêve sont plus réelles que les images perçues à l’état de veille. Le songe qu’il poursuit lui donne l’air d’un étranger dans le monde. Sa vision est une vision inexacte. Les sons qui chantent en lui ne sont pas ceux du réel. L’art ne s’intéresse pas comme la science à tout le réel pour en tirer une notion abrégée, mais pratique. Ilabrègje tout de suite. Non seulement l’art ne retient pas tout, mais il ne voit pas tout et n’écoute pas toujours [1]. Il renforce de certains traits ; il en déforme d’autres, il en omet. Il semble se jouer des images à sa guise. Rien pourtant dans ce jeu n’est fortuit. Les images flottantes et déformées surgissent aussi nécessairement que se dessinent, à la surface dune membrane vibrante couverte de sable, les figures décrites par Chladni. Les vibrations les plus délicates de nos nerfs, les émotions les plus profondes de notre tempérament, voilà ce que décèlent les esquisses ondoyantes de l’œuvre d’art.

L’artiste n’est donc pas libre de son rêve, non plus que le dormeur ne crée librement le sien. C’est son vouloir le plus intime qui par ce rêve crie son besoin, sa faim, et se crée déjà sa consolation. Mais cette consolation

  1. Theoret. Sludien, § 54, 55. (W., X, 129, 130.)