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de vibrations, que nos extrémités nerveuses recueillent, mais qu’elles intègrent et simplifient, ainsi les esprits supérieurs totalisent peut-être, dans une fulgurante émotion, une infinité de jugements discursifs, et leur émotion même n’est que l’élan irrésistible avec lequel leur esprit se hâte vers le terme où le raisonnement vulgaire s’achemine avec une lenteur réfléchie.

Combien Nietzsche a-t-il vécu de ces inspirations créatrices ? Le souffle s’en est emparé de lui deux fois :

Io L’inspiration dure depuis sa découverte de Schopenhauer, jusqu’au concert wagnérien de Mannheim en 1871, jusqu’à ce 22 mai 1872, où éclate, dans le vieux petit théâtre de Bayreuth, l’Hymne à la joie de Beethoven[1]. Les ouvrages de la période critique qui a suivi, les Choses humaines, trop humaines, le Voyageur et son Ombre, l’Aurore, le Gai Savoir, décrivent, à coup sûr, une vision qui va s’éteindre. C’est pourtant en les écrivant surtout que Nietzsche se sent emporté par cette foudroyante destinée, pareille à la « marche des soleils » que Beethoven a chantée[2]. Le malheur et la clairvoyance lui procurent une béatitude, nouvelle et forte à faire battre le cœur[3]. Le lyrisme dionysiaque où le plonge la musique wagnérienne se prolonge dans cette besogne critique où son cœur endolori s’apaise et où, comme le Wotan de Wagner, il appelle la mort.

2o Nietzsche a connu une seconde fois, à partir de 1881, une inspiration soudaine, d’une douceur « alcyonienne », mais puissante à le terrasser. Moment unique où une passion balbutiante de joie fait tressaillir ses aphorismes et « transforme

  1. V. La Jeunesse de Nietzsche, p. 280, 296.
  2. Kritische persönliche Bemerkungen de 1875-79, § 390. (W., XI, 123.)
  3. Ibid., 1880-81, § 600. (W., XI, 385.)