Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/226

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titudes sont comme la matrice où dort et couve continuellement le génie à naître [1]. Il s’en dégage à ses moments de maturité comme par une naturelle parturition. Des souffrances infinies, des dangers graves annoncent cette apparition du génie, mais aussi la rendent nécessaire [2].

Une dernière précaution est ici de mise. Car dans cette incubation du génie, il peut y avoir des avortements et des grossesses imaginaires. Nietzsche a cru jusqu’en 1874 qu’il faut garder intact le songe ingénu des foules et ce sommeil obscur qui fait leur santé. Il ne faut au peuple ni trop de culture, ni une fausse culture ; l’une et l’autre éveillent de son rêve et de sa souffrance le peuple qui dort. Mais par le rêve seul et par l’obscure souffrance, le peuple est fécond. Il enfante ainsi les génies. Il ne les enfantera plus, il n’y aura plus d’humanité grande ni de naturelle hiérarchie entre les hommes, si le peuple se prend à réfléchir et à se rendre compte qu’il souffre. Ce sera alors le règne de la médiocrité et de la révolte, et les consolations vraies, les exemples qui viennent de la sainteté, les divers sortilèges de l’art, ne se produiront plus. C’est au nom de ces espérances surhumaines que nous devons protéger la croissance du peuple.

L’homme qui y veillera c’est, pour Nietzsche, le philosophe. Et l’on voit combien il élargit l’idée de la maïeutique socratique. Socrate essayait de faire éclore dans la conscience individuelle la notion claire enfermée, à l’état confus, dans la pratique vulgaire. Nietzsche essaie de faire éclore de l’effort obscur des masses l’idée de génie et l’acte surhumain. Cette maïeutique sociale, c’est la critique de la civilisation et de l’éducation présente.

  1. Der griech. Sklave, § 8. (W., IX, 145.) — Zukunft unserer Bildungsanstalten, III. (W., X, 338.)
  2. Theoret. Studien., § 24. (W., X, 112.)