Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/231

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tivité oppriment les individus. C’est la lutte pascalienne de l’individu contre toutes les puissances du réel, contre l’univers et contre les hommes, contre la force et la loi, contre la tradition et le contrat social. Combat, où ce qu’il faut redouter le plus, ce n’est pas le péril, mais le découragement qui vient de la solitude. De ce tourment comment espérer nous délivrer ? Notre savoir ne nous est pas commun. Nos hypothèses sur l’essence dernière des choses sont incertaines, alors que ces hypothèses seules permettaient de croire à une solidarité foncière de toutes les consciences. Surtout notre pouvoir d’action est inégal [1]. Voilà ce qui rend l’art nécessaire. Le bonheur de chacun n’est possible que par l’abolition de la souffrance de tous. La moralité de chacun ne se conçoit que par l’abolition de toute violence et de toute fraude. La sagesse des individus n’est possible que par la rivalité de tous dans une sagesse mise à la disposition commune. Comment est-ce possible, puisque ce n’est pas le réel ? Ce peut être vrai dans de belles images, faites d’éléments réels, compréhensibles à tous, et qui pour un moment nous donnent l’illusion de la certitude. Ce que nous ne savons pas, l’art nous le persuade, par le plus séduisant sortilège. Les lois du monde et du vouloir humain, si difficiles à discerner, il les anticipe. Il nous pose cette question : « Supposez que l’univers et les hommes soient tels. Comment agiriez-vous ? » L’art ouvre ainsi une possibilité de vie nouvelle ; et il est un éducateur d’action. Il ne désigne que par hypothèse des fins valables dans la vie pratique. Mais il crée entre les hommes une solidarité d’émotion, qui leur est un réconfort dans la lutte contre le réel [2]. Il ne se propose pas de masquer ce que le réel a d’effroyable.

  1. Richard Wagner in Bayreuth, § 4. (W., I, 521.)
  2. Ibid. (W., I, 523.)