Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/256

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

l’heure présente. » Ces hommes hardés de préjugés redoutables, et si prompts, quand on les exaspère, à exprimer leur foi par des actes de violence, Nietzsche les estime tout à fait infirmes. Des fantoches déguisés d’oripeaux ne sont pas plus débiles et gonflés [1]. Le temps présent tout entier est peuplé de ces figures falotes, dissimulées dans ces opinions d’emprunt, que leur dicte la terreur ou la paresse.

Qu’est-ce à dire, si ce n’est que les hommes du temps présent se conduisent et prolifèrent comme une espèce résolue à durer, sans l’intention de s’élever dans l’échelle de la vie ? Pas de flétrissure alors assez sévère pour souhaiter leur extinction. Sous les anathèmes du moraliste, il faut deviner les inquiétudes du biologiste moral. La vie ne vaut d’être vécue, que si elle produit sa fleur, l’humanité supérieure. Mais, à vrai dire, il ne faudra pas un efi’ort médiocre pour rendre compatibles avec son nouveau réalisme lamarckien les affirmations où Schopenhauer et Emerson le retiennent encore si fortement.

Selon Nietzsche, toutes les idées qui ont réussi à soulever la multitude l’ont entraînée par un flot lourd de passion, d’erreurs et d’appétits de proie. Le christianisme lui-même n’aurait pas triomphé, s’il n’avait eu la complicité des instincts populaires. Il paraît naturel que Nietzsche méprise, comme pure morale du succès, la morale qui doit se dégager de ce triomphe constant des croyances de la multitude [2]. Prudent ou aveugle, c’est l’égoïsme des individus et des foules qui meut l’histoire. Il s’établit une sorte de suffrage universel des préjugés et du besoin, une poussée, lente ou tourbillonnante, « de la sottise, de l’imitation simiesque, de l’amour et de la faim ».

  1. Schopenhauer als Erzieher, § 1. (W., I, 388.)
  2. Vom Nutzen und Nachteil der Historie, § 9. (W., I, 367, 368.)