Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/261

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I. — La faillite de l’état présent.


Dans cette première période, la pensée de Nietzsche est un lamarckisme social et psychologique, transposé dans une région de panthéisme pessimiste. Elle emprunte à Darwin et aux néo-lamarckiens leur idée de la vie et de ses fonctions. Mais s’agit-il de définir les fins en vue desquelles se poursuit l’effort de la vie, Nietzsche ne dispose que des ressources de Schopenhauer. La volonté qui travaille au fond de l’être se traduit dans le monde visible, par cette énergie qui construit, selon les lamarckiens, un organe pour toutes les fonctions. Cette volonté brutale, rien ne l’arrête dans sa lente poussée. Mais les fins qu’elle se propose ne sont pas saisies par elle dans une conscience claire ; et les illusions qu’elle évoque dans la fièvre, dans la détresse ou dans le besoin, sont à distinguer de la fin inaperçue qu’elle cherche à atteindre derrière ces chimères [1].

Il faut, pareillement, pour comprendre la nature de l’État et pour avoir le droit de condamner sa présente insuffisance, discerner cette fin lointaine et immatérielle pour laquelle il travaille en effet, mais avec tout l’aveuglement de sa force. L’État est une création naturelle de l’instinct d’adaptation qui vit dans les sociétés, donc un instrument que se forge le vouloir profond qui vit dans le monde. Si disposés que soient les égoïsmes humains à pactiser entre eux, leur compromis se romprait souvent, s’il ne leur était imposé par un pouvoir plus fort. L’État, dit Nietzsche, est le « crampon de fer » qui rive la solidarité des individus rebelles. La métaphore est de nature peu organique. Elle suffit à dire l’énergie avec laquelle l’instinct de vivre défend le lien de la vie collective.

  1. Ursprung und Ziel der Tragödie, § 11, posth. (W., IX, 156.)