Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/270

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des méthodes mercantiles, les ouvriers l’acquerront . Ils se grouperont. D’immenses associations remplaceront les capitalistes isolés. La Bourse sera discréditée, comme aujourd’hui les tripots [1]. La vertu ouvrière nouvelle grandira dans une sorte d’ascétisme de la production.

Peut-être une affirmation célèbre de Richard Wagner se vérifiera-t-elle alors. Wagner, dans sa période démocratique, avait enseigné que l’art est issu de la détresse du peuple. Il se peut que les ouvriers, courbés comme ils le sont dans une douloureuse condition, aient une brusque divination de la philosophie tragique. Déjà ils se redressent. Ils parlent, singulièrement, de la dignité du travail, des droits de l’homme. Ils ne se doutent pas que le droit de l’homme n’est que de souffrir, et que le travail, destiné à subvenir à un vouloir-vivre bas, ne saurait avoir une dignité que la vie n’a pas elle-même. Mais on devine qu’un besoin d’embellir la vie, un besoin d’art, se superpose chez ces travailleurs à l’api^étit du pur vouloir [2].

Qu’est-ce alors que cette menace grave que Nietzsclie suspend sur nous : « C’en sera fait de nous, s’ils l’emportent ? » Veut-elle dire que l’art ne parlera plus que pour les ouvriers ; et qu’ils se chargeront par coopération de cette chorégie onéreuse de la culture artistique nouvelle, comme leurs associations supplanteront le capitalisme ? Ou encore que l’esclavage n’ayant pas le loisir de la vie contemplative, notre civilisation matérielle périra par la grève de ceux qui la créent du travail de leurs bras ? Qu’elle sera ravagée par leur vandalisme, si le mépris où on les tient les pousse aux résolutions désespérées ? Les indications de Nietzsche ne dépassent pas le seuil de cette question : Elles y mènent et s’y arrêtent. Son appréhension

  1. Die Tragödie und die Freigeister, § 113, posth. (W., IX, 125.)
  2. Ursprung und Ziel der Tragödie, § 8, posth. (W., IX, 148.)