Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/283

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gravée sur leurs œuvres ou leurs actes, dure à travers les siècles. Nietzsche veut nous faire croire qu’aucun avenir ne pourra se passer de déchiffrer cette leçon de leur grande vie, comme s’il n’y avait pas infiniment de grandeur engloutie dans l’oubli éternel. Il tient à affirmer « cette continuité des choses grandes de tous les temps », assurée par un impérissable souvenir, qui proteste contre les fatalités de la vie éphémère [1]. La mémoire fidèle des hommes retiendra que la vie du génie et la vie héroïque demeurent possibles, puisqu’elles furent réelles. Dans la grande mémoire impersonnelle où fusionnent toutes les âmes des hommes, une lutte s’engagera. Des exemples lumineux voudront, dans une illustre rivalité, y prévaloir. Par delà la mort, le struggle for life se prolonge ; et les morts convient les vivants à leur disputer la palme dans l’éternelle conscience du genre humain [2].

Ainsi, ce n’est pas à une œuvre de vie seulement, mais de vie immortelle, que nous associe l’histoire à la Plutarque, celle que Nietzsche appelle, d’un terme wagnérien, l’ « histoire monumentale ». Mais aussitôt il délimite cette œuvre.

Le « médecin de la civilisation » doit s’entendre aux doses exactes. L’histoire, réduite aux seuls faits d’héroïsme, qu’elle distille du fond monotone de la réalité, serait un tonique trop fort. Elle enivre les audaces jusqu’au délire. Elle fait paraître aisée la réussite fortuite des actes exceptionnels. Que de rêves malsains elle éveille dans des cerveaux troubles ou dans la pensée calculatrice des

  1. Ibid. (W., I, 297.)
  2. L’enchevêtrement des images agonistiques, tirées des Grecs et de Lucrèce, avec le parler wagnérien architectural nuit beaucoup au style de la jeunesse de Nietzsche. Ainsi, dans cette description de ce qu’il appelle « jenen schwierigen Fackel-Wettlauf der monumentalen Historie, durch den allein das Grosse weiterlebt ».