Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/286

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y a une grande mémoire impersonnelle qui souterrainement joint les consciences de tous les hommes d’abord d’un même groupe, et qui peut-être fait l’unité de toute la conscience humaine, un des moyens de nous en rendre compte est de nous imprégner d’histoire. Les plus grands, qui dans l’histoire « monumentale » n’entendent que le cri éloigné des grands génies fraternels venir à eux du fond du passé, gagneront eux-mêmes à se pencher sur cette nappe continue de la tradition : Ils y verront reflétée « l’âme de leur peuple comme leur propre âme » [1]. L’élite reprendra une force nouvelle au contact de ses origines ; et la vie de la multitude restera plus saine si elle s’attache au sol, à la coutume, à la mentalité natales.

C’est cet historisme que l’on a coutume d’appeler aujourd’hui le sens de l’histoire. Selon Nietzsche, il y a là un contresens. Il ne faut pas confondre l’attachement avec l’intelligence. Le traditionalisme perpétue le passé sans le comprendre. Il nous épargne l’insécurité avec laquelle des peuples déracinés, ou qui ont perdu la piété envers les aïeux cherchent, en tâtonnant, un sol nouveau où prendre pied. Mais le sens traditionaliste n’incite pas à l’action nouvelle ; et comme il se cramponne, avec la ténacité d’une liane, aux murailles des institutions anciennes, il en vient, tôt ou tard, à les trouver vénérables, non parce qu’elles recèlent de la vie, mais parce quelles sont vieilles. Une fois de plus, le passé momifié étouffera l’éclosion de l’avenir, et quand la vie aura péri dans les enveloppes qu’elle avait longtemps habitées, la curiosité archéologique seule, le goût de collectionner, les conservera et amoncellera les formes vides. Contraindre la vie nouvelle à habiter ces demeures, ce serait

  1. Ibid., § 3. V. plus haut, p. 218-220.