Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/326

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c’est comme aux héros de Fontenelle, par surcroît, et parce qu’une grande audace mérite la victoire, même sans l’avoir préméditée.

Délicate et orgueilleuse façon de reprocher à son maître l’immoralité de sa tentative. Elle démontre que la douleur seule nous en rachète. Ç’avait été pour Wagner une première lustration que de devenir feuerbachien et révolutionnaire. C’en fut une plus efficace que d’apprendre la pacifique pitié schopenhauérienne. La conversion de Wagner à Schopenhauer, Nietzsche y voit un soliloque recueilli de l’artisle en présence de son art. Mais que devenait la grande Réforme humaine projetée, si le Réformateur, s’agenouillait, lui aussi, comme David Strauss ou Eduard von Hartmann devant le succès, ou, pis encore, devant les vieilles idées ? Il fallait qu’une sincérité cruelle remplaçât l’ancienne étude des moyens de réussite.

Ce que dit Nietzsche de ce silence de l’âme, et du profond murmure des voix intérieures qu’on y entend sourdre à la longue, est une des plus sévères leçons qu’il ait infligées à son grand ami. Elle consiste dans le reproche aigu, adressé à Wagner, de n’avoir pas été martyrisé du tourment nietzschéen. En ce sens, cette analyse nous ouvre la vie la plus intime de Nietzsche. La IVe Intempestive formule la vivante morale qu’un petit groupe de pessimistes allemands rationalistes tire des événements de 1870. Certes, ce n’est pas Wagner qui a connu ce renoncement platonicien qui, dans la vie même, se conduit comme si la mort était déjà épaissie autour de nous (das Totsein bei lebendigem Leibe) [1]. Nietzsche lui fait observer qu’ily a des vérités inaperçues à jamais de ceux qui ne sont pas descendus aux bords ténébreux. Wagner a-t-il eu ce pressentiment qui vient de l’expérience (Ahnen aus seiner

  1. R. Wagner in Bayreuth, § 8. (W., I, 554.)