Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/330

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autre genèse. La tragédie naît du mysticisme philosophique : Toutes les forces cachées de l’univers cherchent à se traduire dans la pensée du dramaturge inspiré. Le dedans des êtres et leur plus secrète inclination cherchent à prendre corps en se confiant à lui ; et, inversement, il prête une âme à toutes les formes palpables. Par une subtile endosmose, toutes les enveloppes visibles s’emplissent d’une vie sonore ; et toutes les sonorités se revêtent d’une chatoyante surface qui vibre de leur émotion interne. Rien désormais dans la nature qui ne gesticule ni ne chante. Nulle part d’écho vide ni de forme morte. La grande obscurité du monde s’est peuplée d’étoiles qui échangent des signes clairs d’intelligence [1].

Peu importe que, de la part de Nietzsche, il y ait là une interprétation forcée. Wagner se laisse prêter ces intentions métaphysiques, qui lui paraissent légitimer ses recherches techniques nouvelles. Il ne voit pas que Nietzsche veut le ramener de quelques-uns de ses abus symphoniques à la plus pure musique de chambre allemande. Nietzsche pense que Wagner la retrouvera quand il aura achevé de dissoudre les conventions thématiques auxquelles Beethoven encore n’avait pas renoncé.

Sans doute Beethoven répudiait les formes fixes qui juxtaposent, en développements parallèles ou contrastés, des émotions exprimées en style convenu. Son langage brise les formes immobiles. Mais s’il connaît les explosions changeantes de la passion, il n’y en a pourtant chez lui qu’une succession discontinue. Des images thématiques se remplacent et, par leur fuite, simulent un devenir. Beethoven découpe des fragments d’émotion immobile et, les déplaçant sur l’écran de la conscience, essaie de composer une passion mouvante et un vouloir qui s’écoule.

  1. Ibid., §§ 7 et 9. (W., I, 539, 545, 564, 567.)