Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/372

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civilisations, selon le naturalisme, est une vie composée. Aucune pensée collective ne les domine ; et les pensées par lesquelles elles prennent conscience d’elles-mêmes, loin de les diriger, ne les expriment jamais en entier. Les hommes suivent chacun son appétit. Il ne saurait donc régner entre eux une unanimité de croyances ou d’idées. L’instinct de conservation, tantôt éparpille le troupeau et tantôt le ramasse : il crée des disciplines coërcitives pour prévenir les conflits les plus brutaux. Mais cet art de conduire les hommes groupés ne change rien à leur nature élémentaire ; et jamais dans les mouvements de masse qu’il réussit à diriger, il n’entre autre chose que la force et la direction des composantes partielles.

Ainsi partout des ensembles retenus seulement par des liens de fait. Nulle loi qui préexiste à l’amoncellement moléculaire des éléments. Ces ensembles, la science les observe ou les infère. Quelques pans de la réalité apparaissent. Ils se rejoignent peut-être dans leur prolongement. La science est cet ensemble de fragments. Construite lentement par les esprits qui la produisent, elle ne se détache donc pas d’eux. Elle ne vit que dans la totalité des esprits qui la créent.

Mais, de même, l’art n’est fait que de réalités observées et reproduites. L’œuvre d’art peut se définir un fragment de nature vue à travers un tempérament. Elle dit tout ce qui circule de forces ténues, de rayons, entre la nature et la sensibilité humaine, l’air, l’eau, la terre moite, la lumière fumeuse, les senteurs, les mille harmonies discordantes des bruits. Elle décrit l’homme imprégné de toutes ces énergies, dompté par elles et s’y livrant sans résistance. L’homme intérieur lui-même, l’art le dissèque. La littérature se réduit à des essais de psychologie, et de la plus morbide. La personnalité y paraît désossée,