Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/378

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seules leurs tiges apparaissent séparées au grand jour de la conscience. La personnalité collective du monde n’existe que dans la torpeur de la vie inférieure. On est sûr ainsi qu’il ne naîtra jamais de Dieu. C’est ce pessimisme courageux que Nietzsche a le plus admiré en Schopenhauer.

Pourtant, s’il admire le système schopenhauérien, Nietzsche est loin de le croire fondé en raison. Qu’est-ce qu’un athéisme qui n’assure pas la grandeur de l’homme ? Les faits de psychologie collective découverts par Nietzsche, l’étroite union de l’état dionysiaque et de l’état apollinien, ne nous invitent-ils pas, si l’on croit à une unité de tous les vouloirs, à concevoir aussi la mémoire et l’imagination comme une nappe d’un seul tenant ? Comment se délimitent dans ce fluide mental les ensembles à la fois solides et vivants qui sont des individus ? Nietzsche a deviné là l’existence d’un problème que les systèmes contemporains ont abordé dans le même esprit.

Il ne cessera plus de le creuser. Il croit d’emblée que la différenciation des individus est opérée par le corps et par la conscience que le corps a de lui-même. Mais cette conscience toute psychologique où sont murés les individus s’ouvre par d’invisibles valves au flot puissant de l’universel vouloir, de l’imagination et de la mémoire qui maintiennent les mondes. Notre âme se dilate alors ; elle se gonfle d’une divine vie, qui s’appelle l’héroïsme ou le génie. Plus est grande la quantité d’univers qu’un homme accueille dans sa conscience, plus est certaine aussi sa supériorité. Des peuples entiers peuvent sentir arriver en eux, par vagues soudaines, le flot de l’universel vouloir ou se remplir, comme de profonds et calmes réservoirs, de son onde imagée. De là le bouillonnement fiévreux des foules grecques dans le dionysisme, et leur sérénité dans le tranquille rêve continu de leur