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goûter la joie de raffranchissement. Par un sortilège, nous nous sentons devenus des dieux. L’émotion dont elle nous secoue s’appelle le sentiment du sublime[1], quand nous la désignons par l’objet auquel elle s’attache. De sa nature, toutefois, elle est un enivrement. C’est notre volonté même qui est saisie en son fond. Oublieuse désormais de son individualité propre, elle se replonge dans la force universelle et accomplit avec volupté le sacrifice de soi que les saints consomment après une lutte, en pleine conscience et en appelant la mort.

L’esthétique de Nietzsche innove sur les classiques, en ce qu’elle n’oppose plus le beau et le sublime, mais le rêve et l’enivrement. Elle ajoute qu’il n’y a pas d’art qui ne soit issu de l’une au moins de ces deux origines. La thèse historique, par laquelle Nietzsche illustre cette assertion, consiste à dire que les Grecs, parce qu’ils furent le peuple artiste entre tous, ont vécu avant tout d’enivrement et de rêve. Bien entendu, il ne faut pas édifier entre les deux états d’âme une cloison que traverseraient aussitôt leurs vivants effluves. Nos ivresses sont déjà mêlées de rêves, qui montent d’elles comme les vapeurs d’un torrent, et pourtant nous sentons dans l’enivrement je ne sais quelle magie plus profonde qui semble atteindre notre énergie la plus intime, quand le rêve flotte seulement à la surface de notre intelligence. L’originalité des Grecs, c’est que dans leur art le rêve imagé se concilie avec l’extase. Toutefois, en peuple jeune et artiste, ils ne se sont pas souciés de donner une définition abstraite de ces états de conscience. Ils les ont personnifiés. Ils en ont fait des dieux.

Ils ont imaginé comme une vivante et divine personne le rêve et la faculté de rêver, et le nom grec de cette

  1. Geb. de Trag., posth., § 158. (W., IX, 210.)