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faculté, c’est Apollon. Tous les faits laborieusement réunis par Anselm Feuerbach et Otfried Müller[1], Nietzsche en tirera des arguments pour sa thèse, qui recouvre une métaphysique générale. Il fait voir qu’Apollon est, pour les Grecs, à la fois le dieu des belles apparences et le dieu des rêves et des prophéties. Combien ce rapprochement qu’ils faisaient est l’indice d’un sens psychologique exact ! Pour les Grecs, le rêve dégage avec plus de lucidité la signification totale de notre vie, puisqu’il fait une part moindre aux accidents de l’expérience. Ils sentent que le rêve est l’émanation même de notre tempérament, qu’il le traduit et qu’en ce sens, il prédit notre destinée. Ils savent aussi que le rêve se projette tout en images visuelles. Or, l’état d’âme de l’artiste plastique n’est-il pas ainsi de combiner des images qui traduisent son tempérament ?

On peut donc dire que le sculpteur et le peintre vivent dans un rêve sans fin ; et on peut le dire aussi, du poète épique. Une épopée est une série d’images et comme de bas-reliefs, pareils à ceux qui défilent sur les frises des temples antiques. Avec cette différence que le poète n’a pas besoin du marbre et que, pour suggérer l’image, le verbe lui suffit. Le sculpteur dresse devant nous le marbre taillé, et la force de son sortilège est moindre, puisqu’il y faut des moyens plus matériels. Mais l’épopée, autant que l’art plastique, n’est qu’un moyen magique de nous plonger dans cet état visionnaire où surgissent, devant le regard intérieur, les formes belles. Ou plutôt, ce n’est pas l’artiste qui crée des images, mais il contraint le spectateur et l’auditeur à les créer. La multitude peut lui résister, et sa formule plastique ou verbale rester inefficace. Elle force l’adhésion à la longue. L’art n’a pas pour

  1. V. notre Jeunesse de Nietzsche, p. 229 sq., 244 sq.