Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/40

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fin de laisser des œuvres que le temps effrite, mais de créer des artistes en tous les hommes, et d’éveiller dans le vulgaire le génie endormi[1].

Pour la vue, les formes s’inscrivent en contours précis dans l’espace. Elle est le sens de l’individuel, et c’est pourquoi Apollon, dieu de la lumière, passe pour le dieu de l’individuation. Otfried Müller avait déjà vu qu’il prescrit de rester dans les limites d’une individualité sûre d’elle. « Éviter les excès », « se connaître soi-même », ce sont là les préceptes apolliniens. Ils enseignent le culte de la personnalité vigoureuse, mais mesurée. Et de même l’artiste grec ne représentait pas des cauchemars affolés et tyranniques ; il modelait des images délicates qui, restant dans leur région de rêve, ne se donnaient pas pour du réel, mais pour des chimères au lumineux contour. La faculté de rêve tout entière des Grecs a eu ce caractère, et de là leur mythologie.

Ainsi Nietzsche établit d’abord par une constatation de fait que l’imagination n’est pas éparse et morcelée entre les hommes. Ou du moins, ce qui émerge par lambeaux dans la conscience individuelle, c’est à peine le liseré externe et effrangé d’une contexture imaginative plus large, dont la trame est une dans le vouloir unique de l’univers. Il y a une vie mentale universelle. De certaines consciences collectives en approchent plus que la conscience superficielle de l’individu. On est fondé, selon cette première croyance romantique de Nietzsche, à parler ici d’une âme populaire ; et il faudrait dire qu’il y a une imagination grecque, non pas seulement en ce sens vulgaire qui consisterait à noter entre tous les Grecs une analogie mentale, mais en ce sens que la pensée de tous les individus de ce peuple serait d’une étoffe substantiel-

  1. Die dionysische Weltanschauung, posth., § 3. (W., IX, 86.)