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sorcellement jusque dans les veines où coulent les énergies universelles. Mais il faut pour cela un sentiment profond de ce mal qui déchire le monde. Les Grecs ont eu cette désespérante révélation du mal de vivre : ils ont été pessimistes au fond du cœur. Telle est du moins l’interprétation que fait de la vie grecque le nouvel humanisme de Burckhardt et de Nietzsche. La sagesse triste du Silène, qui veut que « la mort soit bonne, mais que mieux eût valu n’être pas né », résume l’enseignement dernier que les Grecs ont tiré de l’existence[1].

Ayant connu le vouloir inassouvi et sanglotant qui pleure dans tous les vivants, les Grecs ont donc subi aussi ce vertige qui saisit les initiés, et qui les pousse à s’abîmer dans la souffrance de cet obscur vouloir. Cet enivrement surhumain, et ce goût de la mort où consiste le sentiment même du sublime, ils l’ont toutefois personnifié comme une force vivante à la fois en l’homme et dans la nature, et ils l’ont appelé Dionysos.

C’est ici que se place cette analyse si neuve et qui a tant ajouté à la psychologie religieuse des peuples primitifs et cultivés : celle d’un état d’âme où les Grecs se sentaient possédés par ce Dieu, par le sublime, par un goût de l’anéantissement, où s’abolissaient les limites entre la nature et le moi fragile. Y a-t-il un fait qui nous autorise à penser que les Grecs aient connu cette étrange métamorphose ? Nous avons vu que Nietzsche, complétant ici par un chapitre lumineux l’enseignement sur la civilisation grecque donné par Jacob Burckhardt, croyait rendre compte ainsi des grandes névroses collectives qui parfois, en des temps que nous ne comprenons plus bien, s’emparaient de tout un peuple. Le moyen-âge a encore connu ces épidémies nerveuses. Des troupes d’hommes saisis

  1. Geb. der Tragödie, § 3. (W., I, 30.)