Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/44

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morbide, à un prodigieux accès d’hystérie contagieuse. Il est sûr qu’il y a là une désagrégation de la personnalité normale. Mais n’est-ce pas la personnalité dite normale qui est peut-être le mal métaphysique et la maladie ? Ce que signifie cette frénésie dont le frisson courait à travers les multitudes, c’est que la séparation était abolie entre un moi et un autre moi. Un même magnétisme aimantait, par leur simple rencontre, tous les vouloirs et en faisait une chaîne continue où se propageait la secousse nerveuse et divine. Les mêmes gestes ployaient et faisaient bondir les corps d’un même rythme ; les mêmes cris gonflaient les poitrines. Ces hommes se sentaient redevenus une volonté unique. Pourquoi ? parce que leur extase les plongeait ensemble au cœur même de l’effort universel. Identifiés dans un moi unique, ils ne se distinguaient donc plus de la vie universelle. Ils étaient devenus le monstre velu qui hante les halliers, le satyre en qui marche et se meut l’âme des monts, comme elle monte dans la sève des pampres. Il n’y avait plus de différence entre les forces sauvages et l’humanité cultivée. Dans l’homme, la nature retrouvait son enfant. Il avait essayé de se détacher d’elle par l’effort de la pensée ; il revenait à elle, secoué de sanglots, de remords, et soulagé de pouvoir pleurer. Alors, la terre épandait ses dons, et les fauves des rochers et du désert s’approchaient avec douceur. Il semblait que la paix de l’univers se fît dans la compréhension de la même douleur universelle. Le voile qui couvre l’indivision primitive des forces se déchirait.

L’homme, ainsi métamorphosé par une révélation magique, est soulevé au-dessus de lui-même. Il ne marche plus, il danse[1]. Il se sent devenu lui-même un dieu pareil à ceux qui surgissaient dans son rêve. Il se

  1. Die dionysische Weltanschauung, § 7. (W., IX, 96.)