Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/48

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images, fixées elles-mêmes par des mots. Mais ce jaillissement fluide d’une émotion chatoyante d’images et d’harmonies verbales vient d’une source occulte. Là est le lyrisme primitif, l’Urlyrik. Il vient du vouloir commun et de la commune nostalgie des hommes. Il ne s’adresse à aucune intelligence. Les mots qu’il profère n’ont pas de sens. Aucun auditeur ne les comprend, s’il n’est lui-même saisi de la contagieuse émotion musicale. Mais aussitôt que ce vertige l’enveloppe, il comprend et chante le même chant, dénué de sens verbal, devenu intelligible pourtant à son sentiment immédiat. Le plus merveilleux exemple de ce lyrisme primitif, qui soulève en ondes musicales des populations entières, est le dithyrambe dionysiaque des Grecs, dont le but était d’exprimer le tout de la nature, l’abolition de l’existence individuelle, la fusion des hommes dans un grand être collectif d’espèce à la fois platonicienne et schopenhauérienne. Une humanité supérieure surgissait dans leur extase collective et cherchait à s’exprimer non seulement par une harmonie véhémente, par un rythme et un accent intensifiés, mais par le symbolisme violent de la danse, par l’éclat somptueux d’un verbe poussé aux limites de l’expression intelligible.

Nietzsche croit différencier ainsi profondément deux formes d’art que l’on réunit sous l’appellation commune et impropre de poésie. Il n’y a pas une poésie unique qui serait différente seulement par ses genres. Il faut se garder d’unir sous un même vocable la poésie épique et la poésie lyrique, sous prétexte qu’elles usent toutes deux de la parole. Arts du verbe toutes deux, elles sont pourtant plus dissemblables que la peinture et la sculpture, dont les moyens matériels diffèrent. Ce qu’il faut voir, c’est l’état d’esprit où nous transportent ces deux poésies différentes d’inspiration. Le poète épique, avec des mots, ne