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une région de songe. Il apparaît avec une attitude si résignée dans la douleur extrême, si délibérée dans son consentement à la mort, qu’il fixe à jamais l’idéal qu’on est convenu d’appeler la « sérénité grecque ». Mais cette sérénité était acceptation surhumaine de la douleur, justification profonde de tout l’univers et même du mal. Les dieux prenaient dans l’imagination hellénique cette apparence sereine, pour aider le vouloir des Hellènes à supporter le deuil que leur apportait l’initiation dionysiaque.

Il est né de la sorte, comme l’avait vu Anselm Feuerbach, une œuvre d’art vraiment intégrale, où la musique s’unissait à la plastique, puisqu’elle se traduisait et s’interprétait par des danses, et était illustrée par cette radieuse et vivante statuaire de l’acteur parlant au nom du dieu. Comme dans les temples, où l’apparition sculpturale du dieu se célébrait par des danses et des chants devant les multitudes recueillies, l’architecture enfin fournissait à la scène tragique un cadre et un soubassement [1].

Cette action se déroulait avec une simplicité merveilleuse. Elle ne connaissait pas d’intrigue. L’acteur principal parlait avec de longs intervalles de silence énigmatique. Comment eût-il parlé beaucoup, à travers un porte-voix, et obligé qu’il était de se faire entendre, pendant une journée entière, à vingt mille spectateurs ? Mais il proférait, quand il parlait, des paroles d’un pathétique farouche et telles qu’elles semblaient une onde soudaine de sons, inconnue dans ses origines, venue d’outre-tombe, et qui se propageait à l’infini sur la multitude extatique [2]. Cette voix disait le destin du héros ; et ce destin

  1. Das griechische Musikdrama. (W., IX, 37, 42, 43, 52.)
  2. Einzelne Gedanken, 1871. (W., IX, 266.)