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cation du génie artiste et immoraliste qu’il faut lire dans le Prométhée d’Eschyle[1].

Pourquoi donc Nietzsche place-t-il Sophocle au-dessus d’Eschyle ? C’est que Sophocle est « plus profond, plus intérieur »[2]. L’idée centrale de Sophocle, ce n’est plus la certitude d’une justice éternelle, mais cette idée que la justice divine est inconnaissable. Il faut l’adorer aveuglément, bien que mystérieuse. Œdipe, qui devine le secret de l’humanité, est l’homme vrai et le libérateur héroïque. Pourtant les actes où la fatalité l’enveloppe sont interprétés par la conscience grecque, non seulement comme des malheurs, mais comme des crimes. Est-ce juste ? Cela est sans doute juste, puisque les dieux l’ont voulu. Il faut révérer leur sentence, même incompréhensible. Voilà pourquoi Œdipe accepte et provoque la souffrance par le pire martyre.

Quelle est la leçon de ce drame profond ? Elle est apollinienne d’abord, et enseigne les limites de l’homme. Il ne faut pas vouloir deviner l’énigme du monde ; la condition humaine nous l’interdit. Tout ce que peut connaître l’homme, c’est l’étroitesse de cette condition. Une vérité, une sagesse impénétrables gouvernent le monde. Jetons-nous dans la poussière devant elle, avec ivresse. Cette souffrance résignée est l’acte le plus haut que puisse accomplir l’homme ; et il faut savoir aimer la fatalité qui nous écrase. Nous valons, non par la force physique ou le bonheur des circonstances qui nous font survivre ; mais par la pensée qui accepte la destinée, sans discuter. Œdipe, parce qu’il a su souffrir, laisse derrière lui un sillase de bienfaits ; et une moisson salu-

  1. Die dionysische Weltanschauung, S 7. (W., IX, 88, 89.) — Geb. der Tragödie, § 9. (W., I, 68.)
  2. Ibid.