Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/77

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léthargie, que nous n’en sortirions jamais. Avoir reconnu, par cette intuition enivrée, l’essence éternelle des choses, c’est se trouver impropre à l’action pour toujours. L’entreprise des Grecs a été d’essayer un croisement, un compromis instahle, mais pur. Ils essaient d’allier l’esprit musical et l’esprit de clarté, de joindre la pure et ascétique abnégation au vouloir actif. Ils ont fondé une civilisation organisée, mais capable de rêve artiste. Ils ont su affirmer la vie, pourvu qu’elle fût consolée par la vision du beau. La tragédie atteste cette émouvante réconciliation.

2o Le mythe tragique. — La tragédie wagnérienne restaure ce compromis de la vie et du rêve. Par là elle rejoint la tradition grecque. Avec audace Nietzsche conteste que Wagner ait commis la faute d’asservir la musique à une parole ou à une image. Chez Wagner, comme chez Liszt, il n’y a vraiment qu’une musique absolue, une flamme qui dévore toutes les réalités finies et à plus forte raison ces médiocres aliments de papier, les librettos des opéras latins. Dans le grand passage de la IXe Symphonie de Beethoven, où éclate l’Hymne à la joie de Schiller, les paroles du poème se perdent dans l’ondulation lumineuse et sonore de cette allégresse musicale. Le musicien a voulu la tempérer par la douceur plus persuasive de la voix humaine[1]. Mais c’est de la musique même que se lèvent des formes parlantes. Sur un tissu translucide se dessinent des figures, qui disent les relations des vivants avec le monde. De la mélodie surgissent des attitudes changeantes qui disent un drame ; à travers les harmonies transparait la structure des complexités intérieures. Les caractères paraissent illuminés du dedans, comme Gœthe le disait des personnages de Shakespeare. Ce qu’ils

  1. Musik und Tragödie, posth. (W., IX, 221.)