Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/99

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et la spéculation philosophique, s’épanouissent des sentiments issus d’une souche très grossière. Psyché fut un fragment notable d’une telle histoire. Mais comment oublier que Nietzsche, dès 1876, avait songé à une pareille entreprise ? Comment oublier surtout que, s’ils ont, Nietzsche et Rohde, pour commun point de départ l’étude de l’orgiasme grec, Nietzsche a une avance de près de vingt années ? À vrai dire, Nietzsche se trompe dans son tâtonnement, et il a projeté plus de lumière sur les mystères grecs que sur les origines de la tragédie. Dans ces mystères grecs, ce qu’il a su déchiffrer, c’est l’effort des hommes pour se faire une certitude au sujet de la vie immortelle collective qu’ils sentent circuler dans les mondes. Rohde y a cherché plutôt les germes de la croyance en notre immortalité personnelle[1].

Un chemin ramenait de l’une et de l’autre recherche à l’idée de la tragédie. « Le sentiment de la misère, de la détresse, de l’injustice universelle grandit quand baisse la croyance en une réparation d’outre-monde », avait dit Rohde en 1874[2]. La consolation qui reste aux grandes âmes, c’est d’être résolues à périr héroïquement, plutôt que de renoncer à leur noblesse native. La tragédie seule nous offre de telles figures et nous remplit de cette sensibilité nouvelle qui sait mépriser la vie par estime d’un bien immatériel à laquelle elle s’attache, et en s’engloutissant de propos délibéré dans la vie universelle par qui ce bien est détruit. Par cette notion du tragique, reprise des classiques français, puis de Schiller et de Hebbel, mais où il y a de la vérité définitive, on peut dire que Nietzsche et Rohde ont su retrouver le passage qui joint la tragédie ancienne la plus mûre à la tragédie moderne[3].

  1. V. là-dessus Crusius, Erwin Rohde, p. 185.
  2. Cogitata, § 53. (Ibid., p. 240.)
  3. Rohde, Cogitata, § 72, note : « Nur eine gewaltige Seele ist des Leidens