Page:Andre Suares Voyage du Condottiere Vers Venise, 1910.djvu/149

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
141
voyage du condottière

infernale custode. Ces baies ombreuses louchent sur des couloirs en trappes ; elles bâillent, ces bouches, pour l’entrée du bétail à l’abattoir. Trop de fenêtres sur ces murs sourcilleux, mais ajoutées après coup. En cicatrice, le long des façades, jusqu’aux balcons du second étage, rampent des escaliers bizarres. La Tour de Ville jaillit très haut dans le ciel blanc, au-dessus des maisons. Et un puits sévère a cet air de tombeau qu’ils ont tous, quand les femmes ne puisent point l’eau, autour de la margelle, un puits morne pour laver des dalles sanglantes.

Après l’été, l’hiver. Je vais chez les Scaliger. La nuit, sous la lune, la place aux tombeaux est déjà un désert, où l’on s’arrête en rêve. Or, ce soir, il neige.

Avec leurs noms de chiens, ces Scaliger ont régné par la vertu de la rage. Ils sont trois dans cet enclos, à cheval, planant sur un entassement de chapelles, de clochetons, de dais, de statues. Là-haut perchés, foulant leurs propres catafalques, ils dominent, posés sur les frontons, comme des rapaces lâchés par la nuit des âges. Sous l’hermine de la neige, ces épouvantails sont les ombres méchantes de la souveraineté. Et la méchanceté va jusqu’au ridicule.

Il a fallu les hisser au-dessus des pinacles, pour qu’ils soient supérieurs au vulgaire. La rue est profondément déserte, ce soir. Sinistre et blême, elle n’est même pas éclairée. Elle a cette lumière crépusculaire qui sort de terre, quand le sol est couvert de neige, et qui est la clarté glaciale des ténèbres. Il doit y avoir, quelque part, en enfer, un lieu semblable pour les maudits de l’orgueil et de la violence, où les seules lueurs sont le feu de la neige, ces rayons funéraires qui éteignent toute couleur, qui révèlent la noirceur à elle-même, lumière qui transit l’espoir et