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voyage du condottière

Terrasses sur terrasses. On tourne sur une tourelle. Tout d’un coup, au plus haut, une petite loge s’ouvre sur une vue admirable, pareille à un triomphant accord : Vérone entière, soudain offerte entre les cyprès, n’est plus une ville, mais un rêve humain que l’on a quitté, éloigné, éloigné, sans bords, pour des amants qui s’enlacent et qui veulent, reculant tous les souvenirs, ne rien perdre de la vie et la toute oublier.

La petite terrasse du sommet est posée comme un linge sur une tête colossale qu’elle coiffe, un monstre sculpté qui grimace au haut de la rampe, et qui se profile, sur la colline, entre les escaliers. Caliban est dompté. Il porte les amants et cette beauté rare.

Tout le royaume de Venise, entre les Alpes et l’Apennin ! La plaine et les champs sans fin ; les tours cruelles de Mantoue, et le guet de Solférino, un pays gras de sang français, qui a levé en épis de liberté et de gloire pour une nation latine. Ces ombres bleues, là-bas, là-bas, sont les cimes lointaines, les monts qui veillent le long des lacs. On me l’a dit ; et que m’importe ? Je puis croire aussi bien que ces touches bleuâtres, qui rougissent, sont les approches de la France ou les frontières du Japon. L’instant est plein de beauté ; et une beauté pleine contient tout ce qu’une âme d’homme veut y mettre.

Ici, au sortir des allées sépulcrales, le ciel est de feu ; l’espace est une orbite frémissante, un creuset au jour d’or. La forge du soleil couchant flambe dans une paix de pourpre. Et au lit de l’incendie, le fleuve fume par places, comme un glaive tiré de la chair ennemie. On se penche, on se penche au bord de la terrasse. Comme sur le rocher tenté de l’océan, on n’est jamais trop près du flot, on voudrait plonger dans le ciel rouge, et