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seurs et plus dégagés de l'abondance de parole que les avocats. Mais, malgré tout, cette conversation avait une livrée livresque, comme dit Montaigne, elle sentait les livres, et les livres de cette époque, élégants et abstraits. Et voici tout à coup — et dans quelles circonstances de sur- prise ! — un homme qui parlait, avec autant de netteté et autant de vigueur dans le raisonnement, que les plus solides et les plus précis de tous ces beaux discoureurs. Mais, dans cette trame serrée, entrait la substance des choses, entraient les choses elles-mêmes, reproduites dans leur vie. Il y avait surtout deux qualités par lesquelles cette parole tran- chait sur toutes les causeries : l'énergie du pittoresque et l'ardeur de la passion personnelle, une couleur et une flamme nouvelles ^ Quand il penchait du côté comique, il abondait en tableaux vivants , peints par louches serrées oîi entraient beaucoup de mots locaux expressifs et irrésistibles. Quand il discutait des idées ou décrivait des sentiments, son langage s'élevait, se châtiait, devenait purement anglais et prenait une ampleur et une splendeur oratoires dont ses lettres peuvent donner une idée. Une seule conversation eu Angleterre aurait pu tenir tête à celle-là, c'était celle de Burke, avec plus d'éloquence et moins d'accent, plus magnifique et moins poignante. A Edimbourg, la seule exception à la régularité générale était la charmante fantaisie d'esprit et la légère gaîté d'Henry Erskine ; mais c'était un pétillement bien blanc à côté du flot empourpré de l'éloquence de Burns. La forme elle-même était différente. Aux phrases lucides, faites d'expressions admises et de circulation reconnue, s'opposait un jaillissement impétueux d'inventions verbales, de trouvailles de langage, d'expressions créées, oii les mots, chauffés et fondus ensemble dans ce souffle brûlant, s'accrochaient dans des sens inattendus et saisissants. C'était une conversation énergique, remuante, pleine de sève, de suc et de saveur. Ajoutez à cela des dons d'action, une voix profonde, le rayonnement et la mobilité de la physionomie, l'éclair noir du regard, la vigueur musculaire et la décision des gestes. Tout cela faisait quelque chose de nouveau, rude et fruste parfois, mais plus fort, plus ample, plus varié, plus mouvementé et surtout plus naturel. C'est comme, si dans un salon plein d'odeurs fines et du bruissement des bijoux et des soies, étaient entrés, par une fenêtre soudainement ouverte, les larges parfums des bois et des blés, et les voix profondes et dominatrices de la vie humaine.

Et, tandis que les hommes étaient ainsi frappés d'étonnement, les femmes écoutaient, émues, cette parole différente de toutes celles qu'elles avaient entendues. Elles ont moins que les hommes le respect étroit de la culture intellectuelle et, plus qu'eux, l'intuition large de la valeur

1 Gilfillan a aperçu une de ces supériorités de la parole de Burns. C'est le côté senti- ment qu'il nomme feeling. — Voir Life of Bmns, p. xxxvu.