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À cette époque, on était plus chauvin, on se sentait encore des influences vendéennes, des luttes de 1830, il restait un peu d’élan, et les braves gentilshommes se lançaient à tour de rôle, par petites troupes.

Ils emportaient les plus étranges souvenirs au Roy, ils avaient des commissions hétérogènes et leurs malles ressemblaient à certaine valise diplomatique de nos jours, où l’on transporte entre les papiers d’État, les faux toupets de madame l’Ambassadrice. Le baron de Barbentan qui allait partir devait donc être chargé, outre un flot de protestations verbales, d’une belle paire de bas de soie tricotée par les demoiselles de Courchamp avec les cocons de leurs propres vers à soie, pour être offerte au Roy. Il lui fallait encore prendre une cage où se trouvaient deux colombes blanches à bec rose que la douairière de Roche-Castel envoyait en hommage, une blague à tabac brodée par Jehanne-Adèle de la Chevalerie, une épée à poignée ciselée par Louis Fervag, des livres dédiés en tas, des peintures, des portraits, des gravures, etc… un chargement de camelot.

Et c’était touchant… à pleurer. Toutes ces émotions groupées faisaient une gloire d’amour sinon de triomphe.


XVII

Le Roy

François III, duc de Libourne, comte de Blois, était bien le plus noble gentilhomme de la terre. Très bon, très loyal, très patriote, il ne voulait cependant pas régner. Il avait une idée profonde du devoir et il lui semblait que le sien n’était pas sur un trône où, peut-être, il n’avait pas le droit de s’asseoir… il ne savait pas au juste, il y avait du mystère, de l’indécision, des embrouillements à travers les chemins menant vers cette royauté jadis tranchée par la hache.

François III ne tenait pas à régner. La vie alternative, l’été à Ritzowa, l’hiver à Krosow lui était douce, malgré l’intérieur terne que lui faisait une union décevante.

Marié assez jeune à une princesse plus âgée que lui, bonne, admirable, presqu’une sainte, il n’avait cependant pas trouvé en elle ce qui est la joie d’un foyer, la fécondité. Aucun enfant n’avait pu venir sourire sous la couronne fleurdelysée du berceau offert prématurément et toujours vide.

Louise-Thérèse en pleurait amèrement, impuissante hélas ! offrant sans cesse à Dieu sa vie pour libérer cet époux aimé dont elle voulait la gloire !

Mais Dieu l’affligeait d’une foule d’infirmités sans la prendre. Il lui faisait expier sur terre des fautes ancestrales, et dans la douleur des rhumatismes déformants qui tordaient ses membres, dans l’affliction d’une surdité inguérissable, Louise-Thérèse levait vers le ciel ses pauvres mains tremblantes en murmurant : « Votre Sainte Volonté soit faite. »

François la vénérait pieusement, son attitude près d’elle était bienveillante, charitable et douce, aucun devoir — même lui coûtant le bonheur — n’était négligé par cet homme au cœur pur et chaud.

Mais il souffrait… et une après-midi de septembre de l’an 1868, seul, accoudé sur son bureau, il songeait tristement.

Par la fenêtre largement ouverte, il voyait un admirable décor de montagnes, le Tyrol, dans sa splendeur pittoresque. Sa plume n’écrivait plus… à quoi bon. On sollicitait des manifestes… « Pourquoi tant de feuilles perdues »… songeait le Roy en voyant tomber celles des arbres, rouillées déjà.

Et il posa sa plume. D’une main, d’un geste machinal, il effilait sa brune moustache, prenant dans un petit bol bleu, posé près de lui, un atome de cosmétique, l’autre main errait indifférente sur le dos luisant et doux d’une belle chatte noire couchée en rond parmi un amas de papiers.

« Mirette » ouvrait l’œil à demi sans s’émouvoir.

Sur la route, un roulement s’entendait, il s’arrêta à l’avenue, une cloche vibra assez loin, c’était le signal d’une arrivée. François ne parut nullement s’en apercevoir, n’interrompit pas son rêve ni son geste.

Un instant s’écoula, puis un homme — un chambellan — gratta à la porte.

— Entrez, dit François, qui souvent, lorsqu’il pressentait la main d’une femme, répondait par le mot gracieux d’Italie qui a le même sens, mais est plus joli : « favorisca ».

Théodore de Ranville se présenta correct, saluant comme au temps du Roy-Soleil.

— Monseigneur, c’est le baron de Barbentan avec son fils et sa belle-sœur, puis le duc de Lancrel.

— Bien, je les recevrai un peu avant le dîner.

François laissa retomber son front dans ses mains. Il était à une de ces heures où on a besoin de solitude, où l’âme veut parler, s’extérioriser, venir à fleur des lèvres éloigner la distraction. Celle action-là se présente dans la joie et dans la peine, plutôt dans ce dernier cas, l’esprit, le raisonnement sont noyés parmi le flot des intuitions, des jaillissements profonds d’arrière-pensées.

Qu’était ce penseur ? — Un Roy sans trône, un mari sans épouse, un homme sans enfants… Un raté, un vaincu de la vie.

Au milieu de son décorum factice, de la pompe sans cause, des inutiles cérémonies, François souffrait silencieusement.

Des amis, des dévouements, des partisans, des fidèles, oh ! il en avait autour de lui, mais que pouvaient ces gens pour son bonheur ! Son bonheur à lui était inaccessible.

Il était placé de manière à ne pouvoir jamais le saisir, parce que ce bonheur des rois est sur un plan spécial, hors portée, où seulement les marches du trône conduisent.

Un foyer joyeux, peuplé de marmots, une femme fraîche et rieuse, une patrie où l’on ose vivre, ces éléments suprêmes du bonheur étaient refusés au Roy.

Et il pensait… amèrement, sans pourtant récriminer contre le Ciel, lui dernier descendant d’une lignée où il y eut des coupables, des héros, des martyrs, il voyait finir sa race, mais cela ne le peinait point, les idées du vingtième siècle germaient déjà sourdement, il les voyait se lever lentes et progressives, il voyait si étrange cet avenir des rois, qu’il ne regrettait vraiment pas de n’en plus lancer dans le monde par une paternité.

Ce n’était pas la fin d’une dynastie qu’il pleurait, c’était sa lamentable solitude du cœur. Pas de fils pour l’aimer, pas de fils pour recueillir son bel héritage d’honneur, sans tache, le devoir que malgré tout il se voulait croire obligé : tenir haut le drapeau blanc fleurdelysé où brille le Sacré-Cœur !