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— Mes impressions. Elles sont délicieuses, je me roule dans un fluide pur, léger, l’air qui me baigne agit sur mon âme, allège même mes pensées, c’est du bonheur qui entre en moi. Il me semble qu’en m’élevant je lâche la matière, je quitte l’humanité.

Les deux hommes souriaient, leurs yeux fixés sur la jeune fille, ils la regardaient admiratifs.

— Mon ami, dit Cleto Pizanni, vous aurez, grâce à moi, une délicieuse compagne. Ma petite Véga, élevée en liberté, n’est pas très instruite en fait d’usages mondains, mais sa native délicatesse la préserve de toute faute de goût ou de cœur, elle est vibrante et spontanée. Elle ne sait pas grand’chose non plus en histoire et en littérature, vous pourrez dans vos causeries et vos voyages l’instruire utilement. Quant à ce qui est de la science, il est probable qu’elle vous en remontrerait…

— Sans peine. Je n’ai jamais guère appris que les lettres que j’aimais, la poésie, la théologie surtout me passionnait avec ses troublantes interprétations. L’art de la guerre à l’école des cadets m’intéressait ; pour la science, je suis novice.

— Chez nous, à l’île de la Stella Negra, nous sommes arrivés, j’ose le dire, au summum de ce que l’homme peut dérober à l’inconnu : nos travaux, nos découvertes, sont aptes — j’en suis certain, — à modifier profondément l’avenir des hommes. Nous n’avons rien montré à Véga, ces graves et dangereuses manipulations n’étaient point de son ressort, mais elle a vu les expériences, les résultats, et je crois qu’en causant avec elle, vous pourrez être sûr de ne jamais connaître l’ennui.

— Je partage absolument votre avis, signor impresario, ce que j’ai déjà vu et entendu me montre le plaisir qui m’attend. Ma délicieuse compagne échangera avec moi d’intéressantes leçons.

— Et nous partirons dans les forêts, j’ai bien peu vu Paris, Monsieur, et cependant déjà je sens que je ne saurais m’y plaire.

— Pourquoi, ma chère enfant ?

— … par intuition. Je ne sais jamais pourquoi je veux une chose, je ne déduis pas…

— Mon cher hôte, interrompit l’Italien, vous aurez le temps de causer avec Véga, avec moi beaucoup moins, voudriez-vous un peu vous priver de ses attractives répliques en cessant de les provoquer, et revenir encore au sujet qu’interrompit le dîner. En parlant ce soir, je voudrais mieux vous connaître. J’ai accepté l’offre aimable de loger chez vous en compagnie de mon oiselle, parce que tous les compagnons de la Stella Negra sont frères et se doivent aider, je suis prêt à vous donner les pouvoirs dont je dispose, au besoin mon sang… je vous laisse encore plus en vous laissant l’enfant de mon cœur, et malgré cela, j’en suis à ignorer presque tout de votre caractère, de votre vie, de vos aspirations.

— J’achèverai donc ma courte histoire ; sans racines, elle est flottante, incertaine comme le flot. Une vague me jette, une vague m’emporte. Au moment où je débarquais à la gare de Paris, un Monsieur que je ne connaissais nullement m’aborda. Chapeau en main, il me saluait avec une aisance respectueuse.

— Monsieur le comte de San-Remo ? fit-il.

— Oui, Monsieur, répondis-je surpris. Je n’ai pas l’honneur de vous avoir déjà rencontré.

— Ce détail est sans importance, Monsieur, je suis envoyé vers vous par votre notaire dont je suis le premier clerc.

— J’ignorais avoir un notaire à Paris.

— Il fut cependant prévenu de votre arrivée, Monsieur. Me Calixte Parchemineau, mon patron, vous attend à son étude, avenue de l’Opéra, aussitôt qu’il vous plaira.

Inutile de vous dire, n’est-ce pas, cher compagnon, que ma surprise était extrême. Je n’avais avisé personne de ma venue, je me proposais de descendre à l’hôtel et d’essayer de me créer par la suite à Paris des relations et une occupation. La pension mensuelle de vingt mille francs que je recevais en Allemagne devait m’être continuée par l’intermédiaire du correspondant de mon banquier de Vienne.

— Mais, interrompit l’Italien, vous ignorez d’où vous arrive cette rente.

— Mon tuteur l’archevêque m’avait dit que ma fortune dépendait de ma mère… à toutes mes questions, aucune réponse n’étant jamais faite, j’avais fini par admettre les faits accomplis. Mais l’heure était venue où j’allais avoir quelques éclaircissements.

Je fus mis par le notaire en possession de cet hôtel et des titres de propriété du château de Val-Salut en Bigorre. Il me donna les paquets de valeurs qui constituaient en outre mon capital et refusa de me dire plus.

— Peut-être ne savait-il rien lui-même. Votre naissance doit rester secrète, vous appartenez évidemment à une famille de très haute lignée qui, par suite de raisons politiques, ne peut se faire connaître.

— C’est ce que j’ai souvent pensé. Et je suis horriblement triste, déçu, découragé, quand je réfléchis profondément, de ne pouvoir arriver à deviner ce passé, de n’avoir pu conserver la mémoire du premier jour… de la première heure de mon apparition au jour…

San Remo se tut, il regardait en lui-même, absent une minute de l’heure présente. Véga se tourna vers celui qu’elle appelait son oncle et semblait aimer tendrement.

— Tio mio, dit-elle, tu m’écriras, et si tu trouves à propos de me faire venir près de toi dans tes voyages, tu sais comme je serai heureuse. Tu me confies au nouveau « Compagnon » ; je pense que je pourrais être une gêne pour lui quelquefois, dans ce cas je saurais très bien vivre seule, ou retourner chez nous, à l’île, si je puis réussir dans ce que j’espère et pour lequel je t’ai supplié de m’emmener à travers le monde.

— L’automobile attend devant la grille, vint interrompre le valet de pied ; si monsieur tient à partir ce soir il est temps de filer à la gare.

— Déjà !

Cleto Pizanni se leva vivement. Véga s’était jetée à son cou les larmes aux yeux.

— Ma chérie, dit-il très ému lui-même. Au revoir, mon ami, je compte sur vous, sur votre paternelle prudence.

Les deux hommes se serrèrent chaudement la main, puis l’Italien