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Je donnai mes lunettes à la jeune fille et elle vit comme, en plein jour… pour se dépasser à travers les bateaux, pointant droit sur la pleine mer. Seulement, nous devions passer entre les deux phares qui marquent la fin de la jetée et nous avions tout à craindre… Évidemment, nos ennemis avaient téléphoné et les forts nous tireraient des boulets au passage. Que faire ? Un seul moyen s’offrait : raser la côte, au pied même du fort, de manière à ce que son tir passât par dessus notre bateau et que celui du fort qui croise ses feux ne pût nous joindre. Mais pour tenter cette périlleuse manœuvre, il fallait déployer une diligence extrême, nous avions tout à redouter des projections électriques qui allaient fouiller l’horizon quand on soupçonnerait notre fuite.

Nous marchions à une allure folle, la machine ronflait, le plancher du pont tremblait, les étincelles jaillissaient de la cheminée, et pouvaient donner l’éveil.

Ah ! ce que je souhaitais un écran « néo color » qui nous eût protégés, mais nous n’avions rien…

Nous voguions, les deux phares se profilaient devant la passe ; soudain, un éclair brilla à leur sommet et un obus décrivit au-dessus de nous une courbe qui alla se perdre dans la mer.

L’autre phare riposta sans plus atteindre, car il tirait au jugé. Nous étions juste au milieu du passage ; encore une minute et nous pouvions aller nous abriter derrière la courbe des rochers, à l’abri de ces odieuses projections, que nous redoutions plus encore que les obus.

Bientôt un grand rayon blanc fusa explorant les points, et nous aperçûmes derrière nous un torpilleur de haute mer lancé à notre chasse.

Une seule chance nous restait : grâce à notre faible tirant d’eau, nous cacher dans une crique et ne plus bouger.

L’adresse inouïe de notre pilote, sa parfaite science de ces parages, son audace parvinrent à accomplir ce tour de force.

Mais alors nous vîmes une chose inouïe : Tapis dans notre ombre, presque échoués sur une grève protégée par de hautes murailles de granit, nous suivions avec angoisse le torpilleur animé d’une vitesse prodigieuse. Il passa en éclair devant la corde imaginaire de l’arc formé par notre retraite et courut sur un navire qui filait au large bien tranquille sous ses feux d’ordonnance.

Comment put-il commettre l’erreur de le prendre pour nous ? Je ne puis le comprendre ; toujours est-il qu’il l’approcha, arbora ses signaux de commandement d’arrêt, auxquels l’autre, innocent, ne prit aucunement garde, ne pouvant imaginer une menace d’un torpilleur de guerre.

Après les temps d’attente réglementaires, le torpilleur lança son engin et le bateau, un navire de petit tonnage, un yacht, semblait-il, coula à pic.

Le torpilleur vira de bord et revint à son port d’attache.

Nous n’en pouvions croire nos yeux…

Toujours dans la nuit, sans aucun feu, mais notre pilote voyant clair comme en plein jour, grâce aux lunettes que je lui avais données, nous nous portâmes en hâte vers le lieu du sinistre.

La mer, très grosse, devenait menaçante, une rafale entraînait des débris auxquels, je crois, se trouvaient accrochés de malheureux passagers.

— Oh ! interrompit Véga, le naufragé que j’ai vu devait en être.

Cependant, il aurait parcouru une bien grande distance.

— Non, le courant porte juste vers la Stella Negra. Cet homme a pu tenir vingt-quatre heures accroché à une planche… Mais ce que je pus faire de plus utile, ce fut de recueillir une femme…

— Sophia !

— Oui, la marquise de Circey. Comment le sais-tu ?

Oublies-tu que la science des élèves prophètes n’est pas vaine ?

Cléto sourit :

— Continue mon récit, qu’ont-ils vu ?

— Ils ont vu que tu sauvais une femme et que tu te battais sur le pont du bateau avec un homme…

— C’est vrai. Le miroir astral n’a pas menti. Lorsqu’après mille efforts j’ai pu ramener la marquise de Circey à bord, au milieu d’une nuit profonde, j’ignorais complètement qui je venais de sauver. J’avais aperçu un homme luttant avec les flots pour soutenir une autre créature. Avec mon canot de sauvetage, je les ai recueillis…

— Lui aussi, son mari ?

— Les deux. Nous les avons portés dans une cabine dont nous avons bien calfeutré le sabord avant d’oser l’éclairer, car nous craignions toujours d’être vus de loin, bien que la mer semblât déserte.

Une fois revenus de leur faiblesse, bien réchauffés par nos soins, les naufragés m’ont reconnu. Sophia s’est écriée avec épouvante :

« Cléto Pisani ! Le grand maître de la Stella Négra, mon plus mortel ennemi ! »

— Pourquoi es-tu son ennemi, Tio ? interrompit Véga.

— Je ne suis pas l’ennemi de Sophia ; cette femme a joué dans ma vie un rôle fatal, je l’adorais, j’ai essayé de lui faire partager mon amour, je me suis heurté au plus implacable des refus. Mon insistance est allée jusqu’à essayer de la faire mienne sans son propre vouloir, j’ai osé l’enlever, je l’ai amenée ici, d’où, par je ne sais quel miracle, elle a fui…

— Je le sais, moi, fit Véga souriante, elle a fui dans l’appareil de l’oiselle…

Cléto eut un long regard dirigé avec une singulière expression sur la jeune fille ; il s’y reflétait de la colère, de l’étonnement, puis une brume voila ses prunelles et il dit doucement :

— Peut-être ai-je par là même évité un crime.

Aujourd’hui que des années ont passé, mon sentiment est plus calme, non moins profond…

Ma vue fit horreur à cette femme ; elle voulait se rejeter à l’eau, mais son mari l’en empêcha et venant loyalement à moi, me dit :

— Monsieur, je vous dois la vie de celle que j’aime le plus au monde, je sais aussi qui vous êtes. Depuis longtemps, je souhaite vous joindre pour vous provoquer… Vous plaît-il que l’étrange aventure de cette nuit se dénoue par un duel ?

— Je regardai attentivement l’homme qui me parlait, une pensée de rage me gagnait ; si je le tuais, je gardais à bord, à moi, chez moi, cette femme… ce calcul était odieux. Un sentiment plus juste vint à mon cœur. Le ciel en déciderait, nous allions nous battre sur le pont de ce frêle bateau, secoué par la tempête. Pour témoins, nous aurions John Everling et les matelotes.