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La scène fut bizarre. On accrocha aux mâts deux falots, nous prîmes chacun un revolver. Notre hôte, le yankee, avait des armes variées en réserve et nous nous alignâmes.

Se tenir en équilibre était fort malaisé ; d’une main, je m’appuyais au bastingage, de l’autre, je visais de mon mieux. Mon adversaire, bien calé sur ses jambes, ! e regard froid, très calme, rêvait évidemment de me jeter par dessus bord.

Seulement, voyez à quel point la destinée est une chose indépendante de notre volonté et comme nous sommes bien ses inconscients instruments. Au moment où je visais, Sophia éperdue, s’élançant au cou de son mari, reçut la balle dans le bras, tandis que le coup de mon adversaire, dévié par cette brusque intervention, allait trouer la poitrine de John Everling et le tuait net.

Achèverai-je mon récit ?… J’étais navré.

Je venais d’être la cause involontaire de la mort du brave étranger qui m’avait sauvé des griffes de la police et je venais de blesser gravement la femme que j’adorais.

Dans le premier moment, je crus l’avoir tuée…

La nuit fut horrible. Nous essuyions une tempête acharnée.

Au jour, nous aperçûmes Madère.

Je voulus rendre au pauvre Everling les derniers devoirs.

Son âme devait flotter déjà dans de meilleures régions…

Il n’y avait plus qu’à déposer à terre l’infortunée jeune femme, nous le fîmes avec toutes les précautions imaginables ; ensuite, je m’inclinai profondément devant elle, je remontai à bord et mis le cap sur la Stella Négra…

Cléto se tut. Un silence absolu régnait parmi les auditeurs. Véga le rompit la première.

— Je veux aller joindre Sophia. Ce yacht, peux-tu en disposer en ma faveur, Tio ?

— Oui, je te le donne. John Everling m’avait dit, pendant la traversée, qu’il voulait me l’offrir, qu’il en possédait d’autres, qu’il était seul au monde et puissamment riche. D’ailleurs, où irais-je chercher ses héritiers ?… Ma conscience est en paix.

Nul ne parlait plus. Les étoiles brillantes semblaient nager dans la mer…


XXXVI

L’« Arcadia »

Le lendemain matin, par un clair soleil éblouissant sur une mer bleue étale, sans vague, les trois amis, Aour Ruoa, Cléto Pisani et Véga déjeunaient sous la vérandah de leur habitation, pendant que, dans le port, les matelotes recevaient des valets les bagages et les provisions qui devaient précéder à bord les passagers.

Véga, après avoir câlinement embrassé le Brahmane, lui dit :

— Sais-tu que ce voyage est tout ce qu’il y a de plus drôle comme composition : nous serons sept à bord, les six matelotes et moi. Pas un homme.

— Aour, comment va ton naufragé ? interrogea Véga.

— Aussi bien que possible, il a repris connaissance ; dans quelques jours, il sera remis complètement.

— Et tu le renverras, observa Cléto Pisani, ne garde pas un étranger ici, ce serait imprudent.

— Il est arrivé très dénué et ne saurait sans notre aide matérielle aller bien loin.

— Tio, reprit Véga, qui avait déjà l’esprit ailleurs, on avait dit que tu naviguais seulement à la voile ; pourtant dans ta fuite, tu parlais d’une machine.

— Parce que l’Arcadia a un petit moteur auxiliaire destiné à servir dans les ports, mais en réalité elle est gréée en goélette, et tu verras comme elle file bien dans le vent, conduite par ses matelotes au costume bleu et blanc comme ses voiles.

— Tout cet ensemble a l’air d’opéra-comique.

— Un peu, mais je te jure que nos « marines » sont de fameuses gaillardes. Je les ai éprouvées quand le torpilleur nous donnait la chasse. Ah ! elles seront dignes de toi, Véga, elles n’ont peur de rien.

Monte à bord. Il est l’heure de partir.

Véga se jeta au cou du Brahmane.

L’Arcadia est une fine goélette, élancée, mais bien d’aplomb, apte à tenir la mer, quoique taillée pour la course. Peinte en blanc, elle a ses voiles d’azur et peut contenir dix à douze passagers. Ayant quatre bonnes cabines à l’arrière avec deux salons, et à l’avant le poste de l’équipage.

Seulement, comme l’équipage se compose de six jeunes filles, le grand dortoir est d’une élégance très acceptable, avec les six couchettes, des glaces, des tables à toilette, des divans.

À l’avant, un petit canon-bijou luisant est là pour les signaux, une tente abrite la dunette ornée de caisses de lauriers-roses et la salle à manger se trouve aussi sur le pont.

Au moment où le petit navire démarrait, Véga salua ses amis d’un dernier sourire, le capitaine lança dans le poste-voix l’ordre : « La barre à l’ouest, toutes voiles dehors ! »

Et se courbant un peu sous la prise du vent, l’Arcadia se releva fière et gracieuse pour s’élancer comme un immense papillon d’azur.

Ryna, le capitaine, a 25 ans, c’est l’aînée du groupe ; elle est vêtue d’un jersey de laine blanche, d’une courte jupe bleue, avec blouse semblable, elle porte crânement sur ses cheveux courts un béret de cuir blanc orné du mot : Arcadia.

Eddy et Nelly, deux jumelles de 23 ans, ont le devoir des manœuvres de bord concernant la voilure et le moteur. Victoria et Maud s’occupent, l’une de la cuisine et de l’office, l’autre du service de table et des cabines. Elles ont 22 et 20 ans. Anka, qui aide toutes celles qui en ont besoin, monte aux mâts, en un mot remplit le poste de mousse, elle a 15 ans.

Les six matelotes sont sœurs.

Voici, en quelques mots, leur histoire, elle est exemplaire et encourageante pour les filles nombreuses dénuées… de dot.

Leur père, l’honnête pasteur de Nerv-Halen, avait, avec l’aide de sa digne épouse, favorisé la venue au monde de onze filles et de quatre garçons ; puis, ayant accompli sa tâche de propagateur de l’espèce humaine, il avait quitté la terre pour un monde meilleur, laissant en cruelle posture sa femme infortunée. Ryna avait 20 ans à cette pénible époque et le plus jeune de ses frères trois ans à peine.

Seulement, en Amérique, on se débrouille, il est bien reconnu qu’il n’y a pas de sot métier.

Ryna aimait la mer, elle convainquit cinq de ses sœurs d’embrasser l’état de marins et la jeune escouade commença par la pêche, ensuite par le cabotage ; elle s’engagea à bord d’un bâtiment qui faisait des tournées avec une société d’archéologues et de géographes.

En route, les jeunes matelotes firent la connaissance de sir John Everling, lequel les loua pour diriger l’Arcadia.