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XXXVIII

La nouvelle Atlantide

Dans une hutte bâtie en tronc d’arbre, sur un lit de mousse sèche, où l’on avait étendu des draps blancs, reposait une femme très pâle…

Près d’elle une jeune fille, à genoux, les mains jointes, la contemplait ardemment.

À travers la pièce, très propre, très en ordre, allait et venait un couple d’Esseniens en train de préparer des tisanes et des herbes.

Silencieux, graves, adroits, ils agissaient avec précision et méthode.

Devant la porte ouverte, on voyait une petite crique où se balançait l’Arcadia, que ses matelotes réparaient.

— Miriem, dit l’Essenien à sa compagne, place sur le front de la blessée cette compresse et mets autour de ses pieds les écorces que voici. Elle ne tardera pas à reprendre sa lucidité. Aussitôt qu’elle sera revenue à elle, fais-lui avaler le lait de chèvre additionné de racine de manioc. Je monte chez nos frères, ils me donneront quelques conseils.

L’homme sortit, et la jeune fille le suivit.

Il avait le costume des anciens Chaldéens, drapé dans une étoffe, les pieds et la tête nus.

— Mon frère, dit Véga, elle n’est pas en danger, n’est-ce pas ?

— Non, elle n’a éprouvé qu’une violente commotion cérébrale, sa blessure est bien pansée, dans quelques semaines au plus, elle pourra se servir de son bras.

— Et les autres naufragés ?

— Ils sont tous sauvés. Nos frères Josef et Luk les ont chez eux, il ne leur faut que du repos. Va soigner ton amie, mon enfant, tu lui éviteras, quand elle s’éveillera, l’impression de l’inconnu…

— Ah ! je ne le pense pas… se dit Véga, car elle doit m’avoir oubliée, mais je la ferai bien se souvenir.

Pol s’éloigna. Il se mit à gravir la colline au milieu des champs de céréales où une abondante moisson mûrissait.

Miriem avait accompli les soins nécessaires à l’égard de la malade.

Véga vint se rasseoir.

Enfin elle avait donc pu retrouver Sophia !

À travers combien d’obstacles !

L’oiselle touchait-elle au but de sa vie ? Allait-elle savoir d’où elle venait : sa patrie, sa famille ?

Allait-elle retrouver son cher Daniel ?

Que de problèmes !

Sophia très pâle était toujours la belle, l’adorable Sophia de jadis ; la marquise de Circey chez laquelle Tout Paris élégant, mondain, aimait tant à se rendre. La mystérieuse Sophia, affiliée, disait-on, au magisme, Sophia chez laquelle les Rois et les Empereurs de l’Univers venaient incognito[1].

Un jour, elle avait disparu, son mari tué, disait-on, par les Compagnons de l’Étoile Noire, dont il avait trahi le secret.

Puis, soudain, on avait vu revenir la belle Sophia de Circey, devenue baronne de Bellay et remariée à son cousin Roger… Nouvelle fugue. Le jeune ménage avait à peine rouvert l’hôtel du parc Monceau, il était reparti en yacht pour une croisière au but ignoré…

L’influence des drogues naturelles placées sur elle par la femme de l’Essenien Pol, eurent très vite un effet bienfaisant.

La naufragée ouvrit ses beaux yeux orangés, les posa un instant sur l’entourage, sur Miriem dont le doux et calme visage lui souriait, puis sur Véga qui pressait ses lèvres contre la main abandonnée le long du lit.

Un peu d’étonnement passait dans ce regard, mais il fut très court, la vie qu’avait menée cette créature laissait peu de place aux surprises, elle savait vite se ressaisir.

À l’extrême surprise de Véga, elle eut pour elle un geste caressant.

— On dirait mon oiselle.

— Oh ! Tia, tu me retrouves dans ta pensée, tu n’as pas idée de la joie que tu me causes. Comment te trouves-tu ?

— Très bien. C’est à peine si je souffre. Vous soignez bien, Miriem. Ne vous étonnez pas que je sache votre nom, je ne pouvais parler depuis que je suis chez vous, mais j’entendais. Je crois bien ne pas me tromper, je suis chez les Esseniens, n’est-ce pas ?

— Oui, Madame, vous comprenez donc notre langage.

— Parfaitement, j’ai étudié l’hébreu dans les temples de l’Himalaya (ceux qui ont lu les précédents romans de l’auteur connaissent ces temples.)

Je sais que de rares adeptes ont survécu… mais que ceux qui restent : docteurs, prêtres, savants, sont les gardiens des anciennes traditions, si belles, si pures, si charitables.

— Par quel hasard providentiel avez-vous échoué ici, Madame, nous sommes tellement en dehors de la route suivie par aucun navire.

— Je venais vous chercher… je savais au juste la situation de votre île, son degré de latitude, de longitude, et j’avais frété un yacht pour arriver ici. Seulement de véritables catastrophes m’ont entravée.

— Madame, peut-être devriez-vous moins parler.

— Non, je ne suis pas fatiguée. L’organe que j’exerce est silencieux depuis longtemps…

— Il faut prendre votre lait, c’est une bouillie de manioc.

— Donnez, Miriem, où est votre mari ?

— Ils ont monté au Monastère, nos fils sont à aider à retirer les débris de votre barque sur la grève.

— Et mon mari ? Je sais qu’il est sauvé. Ne puis-je le voir ?

— J’espère que si, Madame, il est déjà venu vers vous pendant votre sommeil. Pol l’a rassuré, alors qu’il est allé visiter l’un des nôtres, Lô.

— Lô, ou plutôt Louis. Ciel, quelle joie de le revoir !

Véga écoutait, impatiente d’accaparer son amie, mais elle n’osait interrompre une causerie qu’elle devinait intéressante pour Sophia.

Elle osa dire doucement :

— Sommes-nous ici dans la Nouvelle Atlantide ?

Sophia tourna ses prunelles élargies vers la jeune fille.

— Qui t’a dit ce nom que moi seule et… une autre avons donné à l’île inconnue.

— L’intuition…

— Comment es-tu ici, mon enfant, si belle, si bonne, ma fille chérie, tu n’as pas idée du bonheur que j’éprouve à te retrouver, après le drame au milieu duquel nous nous sommes séparées il y a dix ans.

— Je t’ai cherchée, Tia… tu me permets de te donner ce nom affectueux, n’est-ce pas ? Dans ta langue de France, il veut dire Tante, mais il est bien plus tendre en Italien, Tia mia. Tu veux bien que je te dise toi. Le vous des Français est par trop pluriel, on a l’air de parler à plusieurs personnes, cela me trouble.

— Parle comme tu voudras pourvu que tu m’expliques quelle Providence t’amène à moi.

— Toujours… l’intuition. Je voulais te retrouver. J’ai tant de choses à te dire, à te demander, que je ne sais vraiment comment commencer.

— N’importe pendant que je mange cette délicieuse bouillie, explique-toi. Quels hôtes parfaits ces Esseniens : discrets, savants.

— Je les ignore, j’arrive de la Stella Negra, j’ai su par Cleto Pisani…

— Ne prononce pas ce nom !

— Le nom d’un homme qui t’aime.

— Tais-toi. Tu ne peux comprendre ni l’amour, dont il profane le nom, ni le rôle de cet être néfaste. Il t’a dit que j’étais à Madère avec ma balle dans le bras.

— Oui, alors je suis partie sur un yacht qu’il m’a donné et après une série de navigation en tous sens, avec mes matelotes, j’ai été conduite ici par la grâce du Ciel.

Sophia se servait du bras qu’elle avait de libre, elle souriait à l’enfant qu’elle aimait, elle dit doucement :

— Comme tu as grandi : tu ne m’as donc pas oubliée ?

— Jamais. Je t’aime. Quand tu le pourras tu me conteras mon enfance, ce que tu en sais.

  1. Voir nos précédents romans.