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repoussant doucement la jeune fille sortit suivi de son hôte qui le mit en voiture.

L’auto trépida, la corne vibra, le battant lourd de la porte retomba, et seuls, en vis à-vis, devant la table où s’étalaient en abondance fruits et fleurs, les deux êtres presqu’inconnus l’un à l’autre, mais qui allaient vivre ensemble, échangèrent un sourire très doux.

Le comte de San Remo choisit, bien que l’on fût en avril, un beau raisin doré et le passant à sa jeune compagne :

— Égrenez cette grappe, Véga, et permettez-moi désormais de vous appeler moins cérémonieusement. Voulez-vous, mon enfant, me nommer : « oncle » moi aussi.

— Non. Ce titre ne vous va pas. Il comporte une plus vieille connaissance. Je vous appellerai Daniel.

— Si vous voulez. Je serais, je vous assure, bien heureux de vous être ami, de mettre ma vie au service de la vôtre. Seulement notre situation est aux yeux du monde assez anormale.

— Pourquoi ?

— Parce que, à moins d’être frère et sœur, père et fille, mari et femme, deux êtres de sexe différent vivent rarement ensemble.

— Cela m’est égal à moi. J’ai toujours été en dehors de toutes les conventions. Un hasard, une substitution, bref, un mystère, me jeta dans cette île terrible de la Stella Negra, où s’accomplissent d’effarants mystères.

— Je sais. Et cependant vous aimez ce séjour.

— Oui. Cleto Pizanni et tous les « Compagnons » ont été parfaits pour moi. J’étais pour eux l’enfant unique envers laquelle s’exerçait leur sollicitude, j’étais leur distraction, leur joie.

— Ajoutez leur honneur ! Ce qu’ils ont obtenu de vous, par la manière dont ils vous ont élevée, est extraordinaire.

— Je ne le pense pas. Ils disent que j’ignore la peur, c’est parce que « je veux » l’ignorer. Ce qu’ils ont développé en moi, c’est la volonté.

— Ils ne vous ont pas fait souffrir.

— Jamais. Je devais avoir six ans au plus quand on m’amena dans l’île. J’étais habillée en garçon, on me croyait être le prince héritier d’un grand empire. Le « Compagnon » qui avait été chargé de me capture s’était trompé, ou avait été trompé, bref, au bout de quelques jours, Cleto Pizanni s’aperçut que l’enfant royal était une infortunée fillette.

— C’est absolument inouï.

— C’est très drôle. Alors on n’avait plus aucune raison de détruire « une mauvaise graine » ; le Conseil de l’Ordre condamna à mort le comte Régis de Circey…

— Régis de Circey ! que fait-il en cette affaire ?

— Il était affilié à l’ordre secret et le sort l’avait désigné pour enlever le fils du tyran. Volontairement ou non ce fut moi qu’il enleva…

— Vous me contez une histoire des Mille et une nuits.

— Plus invraisemblable encore. Mais la vérité est bien souvent plus extraordinaire que la fiction.

— Vous, malgré votre jeune âge, ne pouviez rien éclaircir.

— Je ne comprenais rien à la langue qu’on me parlait. Je ne savais qu’une chose : une jeune femme très bonne, m’avait fait accomplir avec elle un immense voyage, nous avions navigué, couru en traîneau, en chemin de fer, à dos de mulet, jusqu’au soir où son mari, le comte de Circey, me prit dans une barque et me jeta à l’île de la Stella Negra. Or, si je suis venue ici, si j’ai supplié mon oncle de me donner la liberté, c’est uniquement dans le but de retrouver cette excellente créature, par elle… aussi je saurai qui je suis.

— Pauvre petite, quelle similitude de situation nous lie. J’ai rencontré dans le monde, à Vienne, le comte de Circey.

— Il y a longtemps ?

— Oh ! oui ! Je l’ai totalement perdu de vue. Mais si les Compagnons de la Stella Negra l’ont condamné à mort, sûrement il n’existe plus, car la secte ne pardonne pas.

— En effet. Seulement ils n’ont aucune trace de Régis. Une fois ils sont parvenus à enlever sa femme, Sophia, la bonne, la douce Sophia, que j’aime tant ; ils l’ont amenée à l’île…

— La comtesse de Circey !

— Oui. Cleto Pizanni lui offrit de l’épouser. Elle le repoussa avec horreur. Son mari qu’elle adorait devait être caché au loin et rien ne pouvait lui faire trahir le secret de sa retraite, ni les menaces, ni les promesses.

— Alors elle est restée prisonnière longtemps à l’île ?

— Non. Elle parvint à s’enfuir…

— Comment ? Ce rocher abrupt est hors de toute voie.

— Ah ! Comment ! voilà justement ce que personne, sauf moi, ne sait. Mio Tio l’ignore et s’il le savait, il se fâcherait avec moi. J’ai fait sauver Sophia dans mon appareil d’oiseau.

— Un miracle !

— S’accomplit-il jusqu’au bout ? Sophia est-elle vivante ? Une chute horrible ne l’a-t-elle pas broyée ? Mon oncle l’aime toujours et c’est justement à cause de cette inaltérable passion qu’il me laisse la chercher par le monde. Comprenez-vous ma pensée. Ce n’est pas pour la gloire, ni les applaudissements que je me produis devant ce public qui m’indiffère. C’est simplement pour que ma tendre amie entende parler de moi, me retrouve et accoure vers moi.

— Oui. je saisis votre idée. Cleto Pizanni l’approuve ?

— Naturellement. Il veut revoir cette femme qu’il adore. Il veut savoir aussi par elle ce que je suis car en vérité je ne m’en doute pas. Il veut aussi connaître la retraite de Régis.

— Que de problèmes…

— C’est juste. Mais ils marquent l’intérêt d’une vie. Que ferions-nous ici-bas sans attraction ? De la politique ? — Les Compagnons s’en chargent. De la science ? Elle cause bien des déboires.

— Moins cependant que les utopies de liberté, de fraternité, d’égalité universelles prônées par notre association.

— Vous en êtes et n’y croyez pas !

— J’en suis, j’y croirai peut-être… et vous y croyez ?

— Sûrement. Nous reviendrons ainsi qu’aux premiers temps du monde, alors que l’homme conversait avec les anges.

— Petite Véga, vous rêvez.

— Point. Nous nous sommes enlisés dans des cercles de matière, nous avons perdu l’acuité de nos sens. La moitié des hommes ont des lorgnons et ne voient rien. Hélas ! je suis comme ceux de mon temps, mais un de nos « Compagnons » savant oculiste a presque découvert la lorgnette qui montre l’invisible.

— Quoi !