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Daniel s’interrompit. Véga, toute oreille, oubliait de manger. Le maître d’hôtel apportait et remportait les plats intacts.

— Je vous en prie, ma chère petite amie, acceptez quelque chose, nous avons tous les deux besoin de nos forces, la lutte n’est pas finie.

— Non, j’ai encore pour ma part un long voyage à entreprendre.

— Quoi ! encore…

— Je vous expliquerai tout à l’heure… continuez votre histoire.

— Corrompre le valet qui me servait, n’était pas aisé. Je reconnus bientôt qu’il était sourd-muet.

Mais ces barreaux de fenêtres n’étaient peut-être pas immuables ; si je parvenais à en desceller seulement deux, je pourrais me glisser au dehors, je suis assez mince et très souple. Un plongeon dans la mer ne m’effrayait pas, j’avais vu souvent au Nouveau Cirque comment les plongeurs qui s’élancent des frises pour tomber dans le bassin de la piste, s’y prennent, ils font en l’air une évolution et tombent sur le dos en tournant…

Les barreaux épais étaient d’une incroyable solidité, je passais plusieurs jours à les secouer avec une rage impuissante, puis je me mis à réfléchir, à examiner ce qui, dans mon entourage restreint, pouvait servir à mes fins.

Le piano attira mon attention. Est-ce que plusieurs de ses cordes liées, tordues, ne composeraient pas une sorte de scie ?

Les prisonniers ont des facultés que les hommes libres ignorent… Avec ce que je trouvai dans le piano, touches, bois, cordes, je composai divers outils.

Je travaillais la nuit entière et dormais le jour, je me nourrissais le mieux possible pour être plus fort.

Un barreau finit par être coupé, je le maintins soigneusement en place, j’en fis autant d’un autre ; j’en pouvais limer un par nuit en me reposant à peine. Au bout de quatre nuits, j’avais formé un carré capable de me livrer passage. D’un simple geste, je devais enlever l’obstacle.

Restait à attendre la venue d’un navire.

Je guettais fiévreusement l’horizon.

Je m’étais convaincu qu’en prenant un grand élan, je pourrais tomber hors des rochers hérissés qui protégeaient le bas de la tour où j’étais enfermé, et arriver jusqu’à la mer. Sa couleur foncée montrait assez de profondeur en cet endroit pour m’éviter de me broyer la tête sur un bas-fond.

La chance me servit… Un soir, je vis sur l’horizon un panache de fumée. Un bateau qui devait être un yacht de plaisance semblait longer la côte. Il naviguait sous ses feux d’ordonnances et tanguait, car une forte brise du Nord s’était levée avec la lune.

J’étais si las de mon emprisonnement, si désespéré d’être sans nouvelles de vous, que brusquement j’arrachai le carré de fer scié, je me coulai par l’ouverture… j’étais suspendu à une prodigieuse hauteur. Un sillon blanc de lune se jouait dans l’eau mouvante, mais très atténuée par des nuages, la clarté stellaire ne pouvait me dénoncer.

Il devait être onze heures… D’un violent coup de jarret, je repoussai le mur ; en même temps, je lâchai les mains et virevoltant comme un clown, j’arrivai aux vagues sans effroi, très lucide.

Ce fut une rude cinglée, mais après le plongeon coupant, je me repris et pus nager. Je n’avais dû éveiller personne dans le château, le bruit des lames avait couvert celui de ma chute. J’allais vers le navire, de manière à traverser sa voie d’avancement.

J’étais très maître de moi, quand je fus à portée je hélai de toute ma voix : « Oh ! du bateau ! »

Du premier coup la vigie me signala, on me jeta des bouées, des cordes, une échelle à la coupée.

Je fus accueilli avec empressement, on me sécha, on me réconforta, on me donna un hamac pour dormir.

Où étais-je ? L’officier de quart me dit qu’il me présenterait le lendemain au « patron », que, pour l’instant, je me repose et achève la nuit paisiblement.

Je me disposais à le faire, j’étais véritablement ahuri, bien las, je répondais avec peine aux questions de mon sauveur. Je m’endormais…

Je fus éveillé bientôt par une chose inouïe, absolument invraisemblable. Tous les passagers étaient réunis sur le pont, ils étaient peu nombreux : l’équipage et un jeune ménage, propriétaire du yacht, me sembla-t-il.

— Un torpilleur nous donne la chasse, dit le « patron », est-ce à cause de vous, Monsieur ?

— C’est impossible, répondis-je. Serais-je un criminel, on n’aurait pas eu le temps de mobiliser un bateau de guerre pour me reprendre.

— Alors passons notre chemin, sans nous occuper de cette étrange poursuite, ce n’est pas à nous qu’on en veut.

Le yacht filait grand largue, le torpilleur envoya une sommation de ses canons, il hissa les signaux commandant de mettre en panne.

Le capitaine répondait par des interrogations… Alors le torpilleur eut une audace folle, il dut nous lancer une torpille, car notre bateau coula à pic…

Machinalement par instinct de conservation, je saisis une planche et m’y accrochai.

— Ah ! je sais la suite, interrompit Véga.

— Comment ?

— Je vous la dirai. Quittons la table, Daniel, nous avons bien peu dîné, allons nous promener au bord du flot, nous y achèverons notre histoire.


XLVII

Mais où suis-je ?

Ils essayèrent de s’isoler sur la grève où il y avait beaucoup de promeneurs, mais ils vivaient pour eux, les yeux en dedans de leur âme et les étrangers ne les troublaient pas. Elle dit :

— Le hasard, plutôt la Providence, voulut que j’aperçusse un corps flottant.

— Vous !

— Oui, moi ; c’est tout à fait extraordinaire ; cependant, il y avait là encore une destinée, sans doute ; nous découvrirons dans l’avenir pourquoi je commis une telle erreur de personne en allant vers un autre que vous… Ce ne peut être sans raison. Aucun de nos gestes n’est sans but, même et surtout quand ils sont involontaires, provoqués par les événements, tous nos actes ont une répercussion… Pourquoi je ne vous découvris pas alors ?… nous le saurons plus tard, une raison occulte me poussait vers la Nouvelle Atlantide. Bref, je quittai l’île de la Stella-Negra quand vous y abordiez, pauvre épave !

— Ciel, j’étais si près de vous.

— Oui. Que vous arriva-t-il ?

— Naturellement, je ne savais pas où la vague me jetait, on me soigna avec une rare intelligence et beaucoup de bonté. Seulement avec une telle discrétion qu’à l’heure actuelle, je ne sais pas encore où je suis allé.