Page:Annales de l universite de lyon nouvelle serie II 30 31 32 1915.djvu/286

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de cette question de morale et d’éducation est intimement mêlée à tout le roman, elle en est la trame sur laquelle sont entrelacés d’une main délicate, les multiples fils d’une intrigue à la fois ténue et complexe. L’amour de Fanny pour Edmond forme le « thème sentimental » de l’œuvre, et se fait entendre d’un bout à l’autre avec des modulations d’une variété exquise. C’est d’abord un amour fraternel, qui, grandissant dans le silence, devient un amour de femme, avec ses craintes, sa jalousie, sa douleur à la fois cruelle et chère. La souffrance et la douceur de l’amour sont peintes avec un sens très sur des nuances, sans rien de romanesque ni de passionné mais avec une admirable sincérité. Cette sincérité et cette délicatesse apparaissent surtout dans les conversations où Edmond, captivé par la spirituelle vivacité de Miss Crawford, fait à Fanny l’éloge de sa rivale. De telles pages où l’on sent vibrer discrètement une note de sensibilité inaccoutumée, nous permettent de mesurer le développement du talent de l’auteur. Les personnages, suivant le mot de Jane Austen elle-même, sont moins « amusants » que les Bennet ou les Dashwood, mais l’étude de leur caractère est plus fouillée. L’héroïne est aussi séduisante que la brillante Elizabeth Bennet, et nous apparaît douée d’une beauté morale, d’un charme voilé et émouvant qu’Elizabeth ne possédait pas. L’humour a gagné en sûreté et en pénétration, son ironie est plus mordante et éclaire des aspects plus profonds de la vie au lieu de se jouer à la surface des choses.

« Le Château de Mansfield » est, avec « Orgueil et Parti pris », l’œuvre mentionnée le plus souvent dans la correspondance de Jane Austen. Les personnages de son roman deviennent pour elle, comme Elizabeth et Jane Bennet, des familiers ou des amis. Pendant qu’elle travaille au récit de leurs aventures, leur caractère, leurs attitudes et leurs actions s’imposent à son esprit, comme si au lieu d’être créés par elle, ils avaient une existence propre. Dans une lettre de février 1813 [1] elle dit en parlant

  1. Memoir. Page 100.