Page:Annales de l universite de lyon nouvelle serie II 30 31 32 1915.djvu/384

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sens éclairé, fait de Fanny Price autre chose qu’une créature molle et passive, bonne à être choyée ou gourmandée tour à tour par tous ceux qui ont quelques droits sur elle. Dans les grandes pièces du château ou dans le sordide décor de la maison paternelle, Fanny passe silencieuse et légère, occupée à quelque tâche utile, poursuivant de toute son activité et de toute son intelligence un unique but : gagner, sinon l’amour, du moins l’affection inaltérable de celui auquel elle a donné son cœur.

L’héroïne de « Persuasion », cette Anne Elliot dont la beauté déjà légèrement ternie par les années n’en est que plus touchante, est une figure encore plus subtilement nuancée. Du sourire radieux, mais un peu fixe, d’Elizabeth Bennet ou d’Emma à la grâce sérieuse et fière d’Ellinor, puis à la douceur de Fanny, tous les modes divers de qualités exclusivement féminines se retrouvent dans le caractère de cette Anne Elliot que son auteur trouvait « presque trop parfaite ». Parfaite, elle ne l’est pas trop, puisqu’elle a repoussé, par une soumission un peu lâche aux désirs d’une vieille amie, le grand amour qui s’offrait à elle et puisqu’elle connaît le regret, presque la jalousie, lorsqu’à son tour elle se voit dédaignée. Physionomie unique dans le roman de Jane Austen, cette héroïne qui n’est plus très jeune et qui doit, avant d’atteindre au bonheur, expier la souffrance causée jadis à un autre, nous apparaît comme modelée par l’expérience et affinée par la vie. Sa beauté moins éclatante revêt par cela même une signification plus profonde. Elizabeth, Fanny, Emma ou Ellinor, ont malgré leur jeune sagesse, la belle et robuste confiance de ceux qui n’ont jamais rencontré la douleur sur leur route. Anne Elliot, au contraire, garde au fond de ses yeux, dans le pli délicat de sa bouche, le souvenir d’une amertume, d’une désillusion. Chez les premières, nous assistons à l’éclosion du sentiment ; nous les voyons arriver peu à peu au complet développement de leur sensibilité. Avec Anne Elliot, nous assistons à un miracle plus émouvant encore, au renouveau de la beauté et de la joie.