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ANNALES DU MUSÉE GUIMET.

qui avec l’adultère Hélène, dit Horace, furent la cause ignominieuse d’une guerre : mulier teterrima belli causa^^1. La seule chose qui rapproche ces deux femmes l’une de l’autre, c’est leur beauté ; mais à peine a-t-on eu le temps de noter ce rapport que voilà les deux héroïnes déjà séparées autant que le ciel l’est de la terre. Quelle différence aussi entre leur enlèvement et leur réintégration au domicile conjugal ! La femme de Ménélas suit avec plaisir son ravisseur, tandis que le rapt de la femme de Râma par le souverain de Ceylan outrage et viole tous les sentiments de Sîtâ ; Hélène s’abandonne à Paris, même après qu’il a lâché pied devant Ménélas et cela malgré l’aversion qu’elle ne peut s’empêcher en ce moment d’éprouver pour son triste amant^^2, tandis que Sîtâ reste constamment ferme devant le brillant, héroïque et redoutable Râvana ; enfin, Ménélas reconduit chez lui sa coupable épouse comme s’il n’avait rien à lui reprocher, mais Râma ne reprend l’irréprochable Sîtâ qu’après qu’elle a prouvé par le témoignage du feu qui voit tout, dit le texte, que sa chasteté n’a subi aucune atteinte. Hélène reste d’ailleurs presque toujours derrière la scène, bien que tout le poème, comme le remarque Lessing, soit construit sur la personnalité de sa beauté ^^3. Si elle apparaît parfois en public, c’est par coquetterie et pour faire tourner la tête aux aldermen, δημογέροντες (dêmogerontes), de Troie^^4, ou pour faire déraisonner jusqu’au vieux Priam^^5. Sîtâ au contraire est toujours présente sur la scène et fait, bien que constamment visible, moins songer à sa beauté qu’elle ne s’élève dans notre respect par la solidité et l’éclat de ses vertus.

Mais ce qui différencie du tout au tout nos deux épopées, c’est leur esprit religieux. Je dis leur esprit et non leur caractère. Leur caractère est également religieux, mais cette religiosité n’est rien moins que mystique quant à l’Iliade. Tout autrement en est-il du Râmâyana. On devine tout de suite que l’œuvre de Vâlmîki est trempé pour ainsi dire de mysticisme et d’ascétisme, et cet esprit influe naturellement sur la forme littéraire du poème ; il fait que la diction en est moins simple et naturelle que dans l’Iliade, qu’elle a souvent je ne sais quoi d’onctueux et d’édifiant, s’élevant jusqu’au lyrisme

1 Horat., Satir. I, 3, 107.

2 V. Ilias, III, 428 sqq., 448.

3 Gleichwohl ist das ganze Gedicht auf die Schönheit der Helena gebaut. (Laocoon, p. 122 ; éd. 1839, Berl.).

4 Ils la comparent aux déesses immortelles : αἰνῶς ἀθανάτησι θεῇς εἰς ὦπα ἔοιϰεν. (Il., III, 158).

5 Sa vue lui fait dire, que ce n’est pas elle qui est la cause de la guerre, mais les dieux. (Il., III, 164 sq.)