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rent, longues, la poitrine creuse et coupant de leur maigreur cadavérique le large profil de leur père — un homme gros, petit, qui resserre entre ses deux filles, s’avançait d’un trottinement de taupe grasse.

Deux filles desséchées, les yeux ternes et sans éclats, les lèvres pincées, — comme à jamais fermées aux baisers, — avec quelque chose de risible dans toutes leurs façons d’être malgré une certaine prétention à la correction parisienne. Mille rubans voltigeaient autour de leur échine longue et d’une seule venue, comme un essaim d’insectes autour d’un échalas. Tristement affreuses en un mot, d’une laideur qui peine, qui fait mal au cœur, qui attriste.

Et elles allaient toujours, sous les regards mauvais de la foule, clopinant des jambes dans leurs robes raides et pendantes, sans ce gracieux mouvement des hanches qui ballotte les jupes, follement.

Elles allaient, droites, en apparence insensibles aux rires saccadés des campagnards qui éclataient dans un échange bruyant de mauvaises réflexions.

Et la voix criarde du gamin ne cessait de clamer : — « Ohé ! les planches !… » tandis qu’arrivées chez elles, là-bas, au numéro 133 de la grand’place, une porte verte s’était fermée sur elles, — porte basse, munie d’une énorme plaque en cuivre avec ces mots :

Alexis Boivin
Architecte-voyer de la ville

Deux mille quatre d’appointements, avec le prochain espoir d’une pension presque équivalente, le père Boivin qui attendait avec quelque impatience l’heureux instant de la retraite, — où il se voyait déjà, les pieds dans de grandes pantoufles grises, le gilet déboutonné, se laissant vivre tranquillement, — le père Boivin, dis-je, n’avait plus au cœur qu’une seule affection, mais une affection vive, immense, qui le préoccupait, le tourmentait, le mettait dans une agitation continuelle :

Marier ses filles !

Resté seul avec elles, très tôt, — madame Boivin étant morte peu après leur naissance, — il s’était vu obligé d’avoir