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un je ne sais quoi d’achevé, qui faisait que les hommes me regardaient avec des gloutonneries de bêtes fauves… Je le sentais, je le comprenais, j’en étais fière.

Je méprisais mes camarades de pension, je les trouvais négligées, brutales, maladroites, je fus heureuse de les quitter au bout de l’année. Je rentrai à la maison définitivement, j’avais douze ans.

Mon père passait toutes les journées dans son atelier. Il n’était pas un artiste di primo cartello, mais ses paysages se vendaient bien. Nous menions une existence agréable, beaucoup d’artistes venaient le soir chez ma mère, on jouait, on faisait de la musique, on dansait. J’étais de ces réunions, on me traitait en jeune fille. Mon père trouvait que ma précoce beauté était amusante ; ma mère, adorée de plusieurs hommes, s’occupait peu de moi, ne me grondait jamais, me laissait libre, à la condition expresse de l’être elle-même. Sans qu’elle me l’eût dit, je ne me serais jamais permis d’entrer dans le salon, quand elle y était en tête-à-tête avec Ferni, le grand peintre dont elle était au vu et au su de chacun, la plus vive admiration. Elle ne me l’avait pas défendu, je avais compris, j’étais précoce ! En dehors de cela, ma mère s’occupait beaucoup de la maison, gourmandait les servantes, et refaisait ses chapeaux ; elle n’avait guère de loisir, aussi prit-elle une institutrice à la journée pour m’enseigner l’anglais, l’italien, l’allemand. J’avais de la facilité. J’apprenais vite. D’ailleurs, je ne voulais être inférieure à aucune femme ; la plupart de celles qui venaient chez nous, étrangères, artistes, femmes lancées, étaient polyglottes. Je trouvais très amusant de pouvoir conjuguer le verbe aimer en plusieurs langues… Un peu musicienne, je saisissais rapidement l’intonation à prendre. Là encore j’étais précoce !

Une après-midi, on me laissa seule à la maison. Ma mère sortie, la cuisinière je ne sais où, la femme de chambre en course, l’institutrice en vacances. Mon père travaillait dans son atelier, au fond de la cour. J’aurais pu aller le retrouver, mais il ne me déplaisait pas de me sentir abandonnée à moi-même ; j’arrangeai des tiroirs, je lus deux ou trois pages d’un livre d’amour que je trouvai sur la table ; ayant vu que l’héroïne, pour se rendre compte de sa beauté, s’était déshabillée devant uns glace, l’idée me vint de faire comme elle. Il y avait justement dans le boudoir une énorme psyché, je m’en approchai, et défis d’abord mes cheveux qui roulèrent sur mon dos. En réalité, c’était une admirable toison d’un ton clair, qui devait brunir plus tard ; souples, légers, naturellement ondés, ils brillaient comme de l’or pâle… Je voulus voir leur effet sur mes épaules. Je défaisais ma ceinture, lorsqu’on sonna. Je courus ouvrir la porte, le corsage dégrafé, les boucles éparses ; c’était un ami de mon père… un homme célèbre dans l’univers entier. D’abord étonné de me voir, il