Page:Anthologie contemporaine, Première série, 1887.djvu/73

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dans son magasin, au coin de la rue d’Auriol : il s’est bien cassé, et il a l’air tout chagrin. Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais dans notre pépinière, sur la route de Caussade ; mon petit frère Sylvestre, que je n’ai pas vu depuis l’An i, me suppliait en pleurnichant : « Aîné, reste avec nous ; aîné, tu ne reviendras pas si tu pars ; ne nous abandonne pas, l’aîné, ne t’en va point ! » Écoute, camarade, je ne suis pas superstitieux, tu me connais, mais je crois que je serai tué aujourd’hui ; quelque chose m’en avertit. Il se peut bien que je ne voie pas notre république ; peut-être seras-tu encore là quand elle se lèvera. Tu la salueras ; tu la défendras pour tous d’abord, pour toi et pour moi ensuite. Remémore-toi tes principes que je t’inculquai, les vrais principes ! Ils me viennent d’un homme qui naquit bon et que les souffrances rendirent meilleur : déteste toujours les tyrans et les valets quels qu’ils soient. Aime les ignorants et les faibles ; aide-les, secours-les, enseigne-les, comme je t’enseignai…et pense quelquefois en faisant ton devoir, à qui te l’apprit… Tiens ! embrasse-moi donc ! »

En recueillant ces avis, les derniers peut-être, le sauvage apprivoisé crut être le jouet d’un cauchemar. Quitter son éducateur, se séparer de lui, ne plus le voir, ne plus l’entendre, ne plus l’avoir, lui semblait impossible ! Dans la naïveté et la sincérité de son amour fraternel et quasi-filial, il ne s’était jamais imaginé que la lance d’un uhlan ou la balle d’un croate, qu’un boulet, qu’un obus était capable de le lui tuer, et, dans son admirable égoïsme, s’absorbant tout entier, il n’avait point prévu que, soi-même, il était exposé à mourir, à laisser seul son gardien désespéré ; que soi-même, il pouvait être brutalement supprimé par la mort au milieu des combats, sournoisement atteint par un coup de feu, lorsque courbé sur la selle, la latte au poing, excité par les trompettes, il donnait la chasse aux bataillons ennemis, disloqués et fuyant éperdus à travers les plaines. Souvent, après maintes victoires, il avait parcouru avec son