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L’ESTURGEON

souvent se permet de ces ironies ! avait la plus adorable des filles. Elle s’appelait Louisette et siégeait au comptoir. Je l’aimais en secret, cela ne lui déplaisait point ; et toujours elle me réservait la place enviée sur le coin de table le plus rapproché d’elle.

Après dix ans, il y a des jours où je rêve encore de Louisette. Ses yeux étroits et vifs, son nez mutin, taillé à facettes, ses lèvres croquantes, menues, évoquaient par induction des idées de verdeur juvénile, tandis que, par contre, sa nuque blonde et boisée, grassouillette, comme nourrie d’or…

— Glisse, Savinien, un vicaire écoute ; parle-moi plutôt de l’esturgeon.

— Patience, ami, j’y arrive.

Un jour, c’était justement carême, il y eut fête chez le père Mayeux.

La carte si pauvre d’ordinaire portait ce mot sardanapalesque « Esturgeon » moulé de la main de Louisette ; et en effet, dans la vitrine, comme à celle des grands restaurants, s’allongeait, sur un lit d’algues fraîches et de fucus, le cadavre imbriqué d’écailles d’un poisson énorme.