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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/130

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souvenirs d’un aveugle.

— C’est bien de la modestie.

— Non, il sait ce qu’il vaut.

— S’il ne sait que cela, il paraît que c’est un grand ignorant.

— Allons, mettons-nous en marche.

Une cabane de quarante pieds de long sur trente de large, bâtie en bambou, avec une toiture à demi délabrée en goëmon, entourée d’une palissade de deux pieds de haut, en arêtes de cocotier ; six pièces de canon sur leurs affûts assez propres, une quarantaine de soldats campés auprès de cette enceinte, un homme coiffé d’un casque d’osier élégant et original, ayant un fusil sur l’épaule, se promenant lentement, et s’arrêtant pour faire volte-face à chaque coup de sonnette agitée par une autre sentinelle accroupie ; un terrain déblayé en face d’une porte étroite et basse, un bananier derrière cette demeure, et deux espèces de parapets en terre de quatre pieds de hauteur : tels sont le palais, le jardin, les citadelles, les armées et le Champ-de-Mars du puissant chef de l’archipel des Sandwich. C’est pourtant d’une cabane semblable que Tamahamah lançait ces terribles ordres qui faisaient trembler les îles voisines et mettaient sur pied des armées belliqueuses.

Riouriou était vêtu d’un riche costume de colonel de hussards français et couvert d’un chapeau de maréchal ; il avait à ses côtés sa femme favorite, grande efflanquée, tatouée de la façon la plus ridicule, et entortillée dans une robe de mousseline à fleurs qui lui serrait la taille ; les hanches et les jambes étaient absolument nues, de sorte qu’elle ressemblait à merveille à un grand et vilain enfant au maillot. Ajoutez à cela une couronne de fleurs jaunes, un collier énorme de jam-rosa enfilés à un jonc, des bracelets en verdure, une chevelure absente, et un air de dignité à forcer le rire chez l’anglomane le plus inaccessible aux idées joyeuses, et vous aurez le portrait de madame la reine d’Owhyée. Quant à son joufflu de mari, il était grand, gros, lourd, rebondi, taché de plaies, galeux, stupide dans son maintien, stupide dans son regard, stupide dans sa dignité, s’épanouissant sur un fauteuil en ébène où on avait jeté une belle pièce d’étoffe de soie rayée de jaune et de noir, le tout figurant un roi, un trône, une puissance.

J’étais en extase, et Rives jouissait de ma surprise. Deux guerriers, de six pieds de haut au moins, se tenaient debout et le sabre nu à côté du monarque, tandis qu’une demi-douzaine d’autres soldats et de femmes monstrueuses étendues sur des nattes, mâchaient je ne sais quoi, et crachaient une salive verdâtre dans de grandes calebasses à moitié remplies de feuilles vertes et de fleurs jaunes et rouges. Çà et là on voyait encore des armes en bois, des bâtons dessinés, des fusils, des briquets, des pagnes, des sagaies, et, sur le mur, le portrait de Tamahamah en regard de celui du Napoléon de David franchissant le Saint-Bernard. Le grotesque et le beau, le trivial et le sublime côte à côte !