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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/53

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voyage autour du monde.

nus de Guham, et c’est, je vous assure, une chose touchante à voir que l’affection de tous pour ces petits êtres encore sans forces, à qui l’on cherche à donner une précoce intelligence.

J’ai vu un jeune homme fort leste grimper sur un cocotier avec la rapidité de l’écureuil, ayant un de ces bambins sur l’épaule, et, arrivé à la cime, l’y déposer, et l’amarrer à une branche flexible pour l’habituer au péril en le forçant à regarder à ses pieds. Mais c’est surtout dans les leçons de natation qu’il faut étudier la patience et l’adresse de ces insulaires si curieux et si intéressants. Ils jettent l’enfant à l’eau et lui laissent boire une ou deux gorgées ; ils le soulèvent, le poussent, le placent sur leur dos, plongent pour lui apprendre à se soutenir seul, le ressaisissent, de font cabrioler ; et il est rare qu’après quelques séances le timide élève ne devienne pas un maître habile et audacieux. Les deux gamins dont j’ai parlé n’étaient jamais les derniers à affronter les lames mugissantes, et, dans leurs évolutions nautiques, c’était toujours eux qui couraient le plus au large, sans pourtant que leurs pères ou leurs amis, plus expérimentés, les perdissent de vue.

Le peuple carolin n’est pas de ceux que l’on quitte avec empressement. Avec lui la curiosité n’est jamais complètement satisfaite ; curiosité de la science, curiosité de cœur, y trouvent de beaux et nobles enseignements qui vivent impérissables. Je vous défie d’étudier un Carolin pendant une journée sans l’aimer, sans l’appeler votre ami. Notez bien que je ne vous parle point de leurs femmes, car elles seraient incomprises chez nous. On les quitte avec des larmes, on les retrouve avec un sourire, larmes à vous et à elles, sourire à elle et à vous. Mais la course est longue encore ; il faut que je me hâte. Les individus que nous avons eus devant les yeux pendant notre relâche à Guham n’offraient entre eux, quant au physique, aucun caractère de ressemblance. En général, ils sont grands, bien faits, lestes, pleins de vivacité; ils sautillent en marchant, ils gesticulent en parlant ; ils sourient toujours, même lorsqu’ils grondent, et surtout lorsqu’ils prient. Comme ils ne demandent à leur dieu que ce qui leur paraît juste, ils espèrent, et l’espérance est une joie.

Dans la vie privée, il y a parmi eux égalité parfaite. Les tatouages, c’est-à-dire la puissance, disparaissent, et le tamor n’est tamor que pour protéger et défendre contre les passions et les éléments.

Il y a tant de nuances dans la couleur des Carolins qu’on ne les dirait pas enfants du même climat : les uns sont bruns seulement comme les Espagnols, les autres presque jaunes comme les Chinois ; ceux-ci rouges comme les Bouticoudos du Brésil, ceux-là terreux ; mais la plupart sont cuivre-jaune et cuivre-rouge. Nul n’a les traits du nègre ou du Papou, nul n’a le moindre rapport avec le Sandwichien ou le Malais. Leur front est large, ouvert, couronné d’une chevelure admirable : leurs yeux, un peu coupés à la chinoise, ont une vivacité extraordinaire ; leur