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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/84

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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE

qui nous montrait notre cadeau d’un air triomphateur. Nous ne nous lassions pas de ce spectacle si intéressant et si nouveau pour nous.

À neuf heures, une grande pirogue plus élégante que les autres et montée par douze rameurs conduisit à bord le chef de la ville. Sa taille était de six pieds trois pouces français, sa figure belle et douce, sa poitrine large, sa coiffure élégante, son sourire enfantin. Il était à moitié couvert d’un manteau qui nous permettait de prendre une juste proportion de toutes les parties de son corps, et il est rare de voir des hommes mieux constitués que ce chef sandwichien. Du reste, la manière décente dont il se présenta ; son langage (et il parlait très-purement l’anglais) ; le choix de ses expressions ; un enfant qui, armé d’un gracieux éventail, éloignait les insectes de sa personne ; cet officier assez bien vêtu qui lui servait d’escorte ; l’empressement marqué que mirent les pirogues qui nous entouraient à lui ouvrir passage ; l’élégance, la propreté et la grandeur de son embarcation, tout nous convainquit bientôt que nous avions affaire à un personnage d’importance. Nous sûmes, en effet, quelques instants après, que c’était le beau-frère du roi, qu’il s’appelait Kookini, que les Anglais lui avaient donné le nom de John Adams, qu’il était gouverneur de Kayerooah et de toute cette partie de la côte, et le seul chef supérieur qui n’eût pas accompagné Ouriouriou à Toïaï.

Dans la crainte de ne plus en trouver l’occasion, on voulut essayer sa force au dynanomètre ; il s’y prêta de bonne grâce, et il fit marcher l’aiguille jusqu’à 3 ½ point où personne, depuis notre départ, n’avait encore atteint ; sa vigueur reinale ne se trouva pas en proportion avec celle des mains.

Kookini promit au commandant un emplacement propre à établir son observatoire ; il l’assura que le lieu où il ferait ses opérations serait tabou (sacré) pour tous les habitants ; mais il le prévint qu’avant de livrer les vivres dont nous avions besoin, il était indispensable qu’il en donnât avis au roi, ce qui nécessitait un délai de trois ou quatre jours. Il l’assura néanmoins qu’on pourrait, avec des objets d’échange ou des piastres, se procurer à terre quelques provisions ; mais que pour de l’eau, elle était très-difficile à faire, parce qu’il n’y en avait pas de douce dans les environs et que les naturels n’en buvaient que de saumâtre. Il ajouta que, si nous n’étions pas dans l’intention de changer de mouillage, il s’emploierait de son mieux pour nous faire obtenir tout ce qui nous serait nécessaire.

Satisfait de ses offres obligeantes, on se disposa à transporter les instruments à terre.

— Cré coquin ! me dit Petit en voyant descendre Kookini, le navire se déleste ; à la bonne heure, des matelots de cette façon, ça vous pren-