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PENSÉE FRANÇAISE

De temps en temps, ce garçon-là s’absentait sans permission, pour aller à l’arrière rendre visite à des dames pitoyables qui lui accordaient leurs faveurs. Un quatrième était brancardier sous mes ordres ; un jour que je lui reprochais de s’engager sur le parapet, sous un feu violent, pour épargner quelques secondes, il me répondit sans paraître comprendre : « Monsieur, en quelques secondes un homme meurt ». Il avait grandi dans le milieu de la prostitution, ses amis le classaient comme souteneur, et en fait il recevait fréquemment de l’argent de plusieurs filles charitables connues par leurs seuls prénoms : Flora, Bella, Carmen, Rose. J’ai servi pendant quelque temps avec Brillant, décoré plus tard de la Croix de Victoria à titre posthume, pour des exploits dignes d’un héros d’Homère : c’était un garçon honorable et un camarade charmant, mais rien ne le désignait particulièrement à une mort héroïque. Ce n’est donc pas ternir la gloire de Dollard des Ormeaux que de supposer qu’il avait peut-être quelques-unes des faiblesses de l’homme, notamment celle de tenir à la vie, et que même en risquant délibérément la mort il conservait l’espoir de n’être pas tué : soutenu par une poignée d’hommes seulement, il avait en revanche, outre la supériorité des armes, celle que peuvent donner la manœuvre et l’embuscade. Cette supposition, elle est d’autant plus permise qu’avant son départ Dollard (ou Daulac) donna à un créancier un billet payable à son retour. Quand M. André Laurendeau se plaint que « certaine école » veuille « bonhomiser » Dollard, il devrait distinguer entre ceux qui dénient à ce personnage de légende tout caractère d’héroïsme, et ceux qui soutiennent seulement que les héros n’en sont que plus grands pour être dans l’ordinaire de la vie des hommes comme les autres.


Le Canada, 26 mai 1933.