pour l’emporter aux demeures célestes. Alors le Vieillard comprend ; et avec un soin pieux il donne la sépulture aux chers cadavres. — Peut-être dans ce passage, comme dans d’autres, l’exécution n’est-elle pas toujours à la hauteur de la conception : du moins faut-il reconnaître que la conception est vraiment grandiose et d’un très rare poète.
Mais, comme conception et comme exécution, rien n’égale chez d’Aubigné, et rien ne surpasse chez aucun poète la splendide et apocalyptique vision qui termine les Tragiques (IV, 292 sqq., Jugement). La résurrection de tous les hommes « sortant de la mort comme l’on sort d’un songe » ; la brusque apparition de Dieu à travers la nue déchirée ; l’immense assemblée des âmes, anxieuses du jugement futur, autour du trône divin ; la terreur des méchants devant celui qu’ils ont jadis crucifié et qu’ils voient maintenant « les mains hautes » ; leur fuite éperdue à travers le monde qui les repousse ; la comparution de tous devant le Souverain Juge ; la sentence décisive qui remplit les justes d’extase et les coupables d’effroi ; l’effondrement final de tout l’Univers engloutissant avec lui les réprouvés ; ce dialogue étrange et terrible où d’Aubigné, parlant au nom de Dieu, leur arrache toute espérance, même celle de mourir ; au Paradis, la félicité indicible des élus « vestus de splendeur eternelle » et chantant « en douces unissons » les louanges du Seigneur ; enfin le ravissement qui s’empare de l’âme du poète à contempler de si beaux spectacles : tout cela fait de cette fin des Tragiques comme le sublime fragment d’une Divine Comédie française, et d’Aubigné a trouvé pour exprimer cette superbe conception des vers d’une largeur infinie et d’un éclat incomparable, tels qu’on n’en rencontrera plus dans notre langue jusqu’à la Légende des siècles.
Tel nous apparaît ce singulier poème des Tragiques, sans analogue dans l’histoire de notre littérature. S’il est impossible de le ranger au nombre des œuvres dont la doctrine et la pratique des ronsardisants suffisent à rendre compte, on ne saurait dire non plus qu’il annonce et prépare la poésie nouvelle. D’Aubigné ne fait penser à Corneille et à