Page:Aubigné - Les Tragiques, I. Misères, éd. Bourgin et al., 1896.djvu/53

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Astres, secourez-moi : ces chemins enlacez
Sont par l’antiquité des siècles effacez,
25Si bien que l'herbe verde en ses sentiers acreuë[1]
En fait une prairie espaisse, haute et druë,[2]
Là où estoyent les feux des Prophetes plus vieux.[3]
Je tends comme je puis le cordeau de mes yeux ;[4]
Puis je cours au matin, de ma jambe arrosee
30J’esparpille à costé la premiere rosee,
Ne laissant après moi trace à mes successeurs
Que les reins tous ployez des inutiles fleurs,[5]



25. En ses sentiers est acreuë A. || 26. Est faicte une prairie T. || 32. Les reins tout ployez T.

    Le vers 21 est ainsi expliqué par M. Lena (Bullet. des Humanist. franç.(18 mars 1895) : « Mercure est le dieu des voyageurs, croisez peut signifier alternés. D’où : pour guides, j’ai tour à tour de jour le pilier, de nuit les feux. » Cette explication est ingénieuse, mais il n'est pas sûr que croisez puisse signifier alternés, et on ne tient pas compte de au lieu de Pyramides. Une explication ne sera vraiment satisfaisante que lorsque tout d'un coup elle éclaircira le sens du vers entier.

  1. 25. Verde, ainsi écrit par un faux scrupule d’étymologie. On prononçait verte. Cf. IV, 243, Veng., où vertes rime avec descouvertes. — Ses. Négligence grammaticale. A quoi se rapporte ses ? peut-être, dans la pensée de d’Aubigné, à prairie du vers suivant ?
  2. 26. Espaisse. Sur cet s maintenu dans l'orthographe malgré la prononciation et en dépit des grammairiens réformateurs du seizième siècle, cf. Thurot, I, 90 ; II, 600.
  3. 27. Les feux des Prophetes. Les Prophètes sont pour d’Aubigné des clartés qui brillent dans la nuit de l’impiété et de l’hérésie. Pour lui, le feu a quelque chose de divin : « Il fut jadis, dit-il, marque de la présence de Dieu. » II, 139, Médit.
  4. 28. Je tends le cordeau. La métaphore fait songer soit à la corde de l’arbalète, soit au cordeau de l’arpenteur : il y compare son rayon visuel.
                                     Leurs languissantes veues
                            Vers leurs païs natal furent de loin tendues. (IV, 159, Feux.)
                            D’un visage riant nostre Caton tendait
                            Nos yeux avec les siens… (IV, 216, Fers.)
  5. 32. Reins, c’est le latin ramum. L’orthographe adoptée par d’Aubigné prouve qu’il ne se rendait plus compte de l’étymologie du mot, qui du reste tombait en désuétude. M. Marty-Laveaux en cite encore un exemple de Jodelle : "…raims à la verte courtine." (La langue de la Pléiade, Lemerre, 1896, p. 329). — Inutiles fleurs, ce sont les fleurs de la poésie profane, que foule aux pieds d’Aubigné, poète religieux. Cf. ce qu’il dit au début de la Préface de son Hist. univ., faisant allusion aux poésies amoureuses de sa jeunesse : « Laissons donc ces fleurs aux poésies amoureuses, rendons vénérable nostre genre d’escrire…, estendons nos rameaux, jadis beaux de fleurs