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Page:Aubigné - Les Tragiques, I. Misères, éd. Bourgin et al., 1896.djvu/58

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agrippa d’aubigné

Que la bouche luy saigne, et son front esperdu [1]
85Face noircir du ciel les voûtes esloignees,
Qu’elle esparpille en l’air de son sang deux poignees, [2]
Quand espuisant ses flancs de redoublez sanglots
De sa voix enroüee elle bruira ces mots : [3]
« O France desolee ! ô terre sanguinaire, [4]
90Non pas terre, mais cendre ! ô mere, si c’est mere [5]
Que trahir ses enfans aux douceurs de son sein [6]
Et, quand on les meurtrit, les serrer de sa main ! [7]
Tu leur donnes la vie, et dessous ta mammelle
S’esmeut des obstinez la sanglante querelle ;
95Sur ton pis blanchissant ta race se debat, [8]
Là le fruict de ton flanc faict le champ du combat. » [9]


  1. 84. Et son front. Malherbe veut que la conjonction soit répétée devant chaque verbe ayant un sujet propre. Cf. Brunot, La doctr. de Malh., p. 491-493.
  2. 86. Esparpille son sang, en signe de malédiction. Cf. IV, 258, Veng. :
    L’apostat Julian son sang fuitif empoigne,
    Le jette vers le Ciel ; l’air de cette charongne
    Empoisonné fuma : puis l’infidelle chien
    Cria : « Je suis vaincu par toy, Nazarien. »
  3. 88. Bruire, pris activement. Emploi fréquent au seizième siècle. Cf. IV, 126, Ch. dor.: [l’Yvrognerie] « bruit un arrest de mort d’un gosier enroüé. » III, 154, Print. : Bruire une ode envenimée.
  4. 89. Sanguinaire, ensanglantée.
  5. 90. Si c’est mere. Pour la construction, cf. IV, 183, Feux:
    Ouy, mais c’est desespoir avoir la liberté
    En ses mains, et choisir une captivité.
  6. 91. Trahir. L’infinitif est ainsi quelquefois sujet logique, alors que ce ou il le précède comme sujet grammatical. Cf. I, 519, Lett. : « M’estant fort difficile parler de vostre affaire avec toutes les circonspections. » III, 332, 379, Création.
  7. 92. Meurtrir, tuer. Sens encore très fréquent au seizième siècle. Cf. IV, 349, Épigr. :
    Mercenaire qui vend les peaux
    Des meurtris, innocents troupeaux.
  8. 95. Blanchissant. Parce qu’il laisse couler le lait. Voir v.104 : faict degast du doux laict.
  9. 96. De ton flanc a un double rôle grammatical, à la fois régime de fruict et complément de faict. Entendez : le fruict de ton flanc (tes enfants) fait de ton flanc le champ du combat. Sur ces constructions ἀπὁ χοιυού, cf. Tobler, Verm. Beitrage zur fz. Grammatik, 115-8.