Page:Audiat - Un poète abbé, Jacques Delille, 1738-1813.djvu/20

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Delille était accueilli dans la meilleure société ; le marquis de Vaudreuil, le duc de Narbonne l’avaient pour familier ; il donnait la réplique aux Boufflers et au prince de Ligne. Chez Mme Vigée-Lebrun il trouvait encore le chevalier Boufflers ou le poète Lebrun et le vicomte de Ségur qui voisinaient sans troubler de leurs épigrammes l’intimité du lieu. Il devait être de ce fameux souper grec improvisé dont M. André Girodie nous a fait le récit[1] :

L’anguille et la poularde que la cuisinière réservait aux invités, furent préparées à l’aide d’une sauce archaïque ; on leur ajouta un gâteau de miel et des raisins de Corinthe. Cela fait, en un clin d’œil, l’atelier de l’artiste prit l’aspect nécessité par l’innovation culinaire. Des draperies, des vases étrusques fournis par un voisin, un paravent bien placé, et le tour fut joué. Arrivent trois invités, rapidement Vigée-Lebrun les coiffe et les drape à l’athénienne : le poète Lebrun, dit Pindare, reçoit bientôt l’attribution d’une étoffe pourpre et, couronné de lauriers, voit ses mains chargées d’une lyre de bois doré. La fille de l’artiste et l’une de ses amies sont costumées en canéphores, munies d’une corbeille, couronnées de fleurs. Quand le reste des invités arrive, notre groupe, figé en de plastiques attitudes, les accueille au chant du chœur de Gluck : Le dieu de Paphos et de Caide. On juge de leur étonnement. Hélas l’époque était aux exagérations : ce souper, qui avait coûté près de 15 fr. fit grand bruit. On cria à la prodigalité. Louis XVI parla, avec humeur à l’un des invités des 20.000 fr. dépensés par Vigée-Lebrun en ce « souper grec ». On dissuada le roi ; mais la légende n’en continua pas moins son chemin. À Rome, les 15 fr. furent portés 40.000 ; à Vienne, on alla jusqu’à 60.000 ; à Saint-Pétersbourg, le chiffre flotta incertain entre 80.000 et 100.000. N’est-ce point là le type des erreurs qui déterminèrent la révolution française ?

Nul n’avait plus d’esprit que Jacques Delille, même son compatriote et rival Nicolas-Chamfort ou son adversaire Rivarol ; mais il était autant aimé que ceux-ci étaient redoutés : car il était bon homme. Il devait lire des vers à l’académie pour la réception

  1. Les Contemporains, no 436, 6 octobre 1901, p. 11 et 12.